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Saladin Sane
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17 janvier 2011

LA SYMPHONIE (D'UN AMOUR) PATHETIQUE

Ce jeudi à Paris j’ai goûté la langue nerveuse et froide d’un autre siècle. Le spectre m’est revenu, à contrecœur j’ai pénétré sa bouche.

Ce jour-là l’Accatone projetait la Symphonie pathétique (Music Lovers, 1969), que Ken Russell consacre au compositeur russe Piotr Tchaïkovski.  La filmographie de Russell est inégale paraît-il, quelques perles et du nanard à foison - mais cent daubes kitsch ne sauraient priver du Panthéon un réalisateur touché par la grâce quand il accouche The Devils

La symphonie débute, le pathos est encore loin : c’est jour de fête à St Pétersbourg. Pitre Tchaïkovski (Richard Chamberlain) dévale un toboggan, les militaires défilent, danses et rires ont un parfum de vodka. Arrive un concert du maître : séquence mièvre à souhait, orchestre alternant avec champs et moissons, Piotr tout sourire qu’entourent sœur et enfants, au milieu des fleurs – l’allergie guète. Peut-être fallait-il ces images d’Epinal en contraste du mouvement suivant : le tempo s’accélère, cœur torturé tordu comme un torchon : un mariage, alléluia ! L’intensité romantique trouve un terreau à sa mesure…

C’est que Piotr ne l’aime pas, sa femme, et que sa présence lui devient peu à peu insupportable. Il prend une tout autre dimension, et Richard Chamberlain de me fasciner soudain, en homme grillagé, d’une beauté christique, larme à l’œil dans le cercueil conjugal qui lui sert de lit. Deux autres personnages féminins sont centraux dans la vie de Tchaïkovski : sa mère d’abord, qui décède du choléra alors qu’il n’est encore qu’un enfant, et dont la terrible agonie le hantera toute sa vie – ainsi que son fort généreux mécène Nadejda von Meck, qui complète toute cette dramaturgie de la distance : fascinée par l’œuvre du compositeur, elle partage avec lui, des années durant, une fervente correspondance épistolaire – mais ne le rencontrera pourtant jamais.

Le film n’était pas encore fini que j’ai soudain senti une présence à mes côtés. Le lac des cygnes m’a bouleversé jusqu’aux larmes – mais le ballet, étrangement, ne provenait pas du film, boudé par Russell. Me revenait juste une étrange scène de ma propre vie.

XXe siècle, un couple dans une voiture. Ils s’embrassent. Les langues ne se mêlent pas tout à fait : nerveuse, elle entre et sort en vives saccades – en face il n’éprouve rien, rien d’autre qu’une mécanique de tristesse et d’ennui. Ce soir-là la radio est en marche et passe le lac des cygnes. Un frisson extraordinaire me parcourt le corps, que peut-être ma compagne ressent. Croit-elle à l’intensité de mes sentiments ? Je ne lui avouerai évidemment jamais la véritable cause de mon émotion ce soir-là, cette radio providentielle qui pour un temps m’avait préservé de cette solitude si cruelle quand on est deux mais qu’on est seul.

Ce jeudi à Paris j’ai goûté la langue nerveuse et froide d’un autre siècle. Le spectre m’est revenu, à contrecœur j’ai pénétré sa bouche. Ce jeudi à Paris, j’ai pleuré de me revoir si lâche. Mais j’aime toujours autant le lac des cygnes.

Saladin Sane

 

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