De la médiocrité heureuse dans un monde sans Dieu
Samedi 24 avril, dans le cadre de
la sortie de son dernier livre le goût de vivre et cent autres
propos, s’est tenue une conférence d’André
Comte Sponville à la librairie rouennaise L’Armitière.
Salle
bondée du premier étage. Le philosophe fait son entrée – costume beige,
chemise blanche, lunettes – élégance intello-sobre – pas le temps
malheureusement de juger des chaussures.
L’animatrice
s’étonne que personne au début n’ose se mettre au premier rang. Un
classique pourtant. Y a-t-il une peur régressive - tel chez
l’élève qui craint d’être interrogé - ou, pire, pugilistique ? Car si
Comte Sponville n’a pas la réputation de philosopher
au marteau, il y a dans la présentation le l’animatrice une
ambiance de noble art. Le CV du maître ressemble au palmarès d’un boxeur
invaincu qu’on vient en masse admirer. Pour preuve : né en 52, il
débute sa carrière amateur à Normale Sup, coaché par Althusser.
Ses succès olympiques (thèse, agrégation) lui valent une chaire à la
Sorbonne.
Ses débuts pro se font en dilettante : premier
ouvrage en 1984 (Traité du désespoir et de la béatitude), le suivant
seulement cinq ans plus tard.
Il accélère avec six publications
entre 91 et 95, avant un silence de trois longues années.
Embourgeoisement. Mais l’œil du tigre se rouvre - il multiplie les
uppercuts philosophiques en ne se consacrant plus qu’à l’écriture à
partir de 97.
La consécration mondiale, il l’obtient en étant
traduit en 24 langues – avant d’obtenir une nouvelle ceinture en 2008,
en tant que membre du Comité consultatif national d'éthique.
L’accouplement
de la philosophie et du journalisme
Dans le goût de vivre
et cent autres propos, le philosophe fait œuvre de journalisme
philosophique. Tirant son origine d’Alain et de ses Propos,
le genre est depuis tombé en désuétude, au regret de Comte Sponville
qui déplore en outre qu’ « Alain soit si peu lu, y compris par les
philosophes ». Il représente pourtant « la plus belle prose d’idée du
XXe siècle avec Valéry, c’est dire ! »
Dans ses propos, exercice
quotidien d’écriture journalistique, Alain faisait preuve des trois
vertus cardinales que sont « la brièveté, la clarté et la diversité ».
Il en fallait pour définir l’Homme à la manière de Comte
Sponville...
Qu’est-ce qu’un Homme ?
Se
définit-il par sa faculté à faire de la politique (Aristote) ? Rire
(Rabelais) ? Raisonner (Descartes) ? Travailler (Marx) ? Créer (Bergson)
?
Non. « Aucun de ces traits n’est généralisable à tous
les êtres humains » D’où une définition qui s’en tient à un « biologisme
strict » : « Est humain tout être né de deux êtres humains »
Pour
Comte Sponville « l’homme est avant tout un animal », dont la
spécificité réside en sa possibilité d’ « humanisation », c'est-à-dire à
devenir humain au sens moral du terme.
Six milliards d’animaux qui
pourraient être humains, s’ils n’étaient le plus souvent « salauds » ou «
médiocres »...
La trinité athéiste : êtes-vous méchant,
salaud ou médiocre ?
Il n’y a pas de « méchants » dans le
sens kantien du terme. Comte Sponville s’oppose à Kant et à sa théorie
du mal pour le mal. Ce qu’on appelle méchanceté n’est qu’un comportement
que sous tend un intérêt. Il cite l’exemple du sadique qui ne cherche
que la jouissance à travers la souffrance qu’il inflige, et pas cette
souffrance en elle-même. Pas de méchants donc, mais des « salauds » et
surtout des « médiocres » - d’une amoralité moindre, et que sont la
grande majorité d’entre nous.
« Je ne crois pas en l’Homme, je
trouve ça absurde, comme de dire que l’on croit en un verre d’eau : je
constate son existence et c’est tout » : croire en l’Homme
impliquerait que l’on donne un sens à l’humanité, or elle n’en a pas, de
même que la vie elle-même.
La vie n’a aucun sens
Il a tiqué, André, lorsque
dans sa présentation l’animatrice l’a remercié de nous aider à trouver
un sens à notre vie. S’est empressé de noter l’affront. Il répondra :
«
Je ne cherche pas de sens à ma vie, surtout pas ! »
Et de préciser
les trois sens du mot sens : perception/signification/but
Après avoir
rapidement évacué le premier terme et la question des cinq sens (quid
de la proprioception et de l’intuition ?), il s’attarde sur les deux
autres :
« Les philosophes ne cherchent pas de signification à
l’existence, en tous cas pas avant la seconde moitié du XXe siècle. »
Quant
au but, il cite Montaigne : « la vie est en elle-même son sens
et sa visée », qui m’évoque « la seule fonction d’un être c’est d’être »
de Henri
Laborit (chercheur – agnostique - du XXe siècle).
Mais
Comte Sponville comprend cette envie de se rassurer à travers la quête
du sens de la vie : « le matin certains ont des réveils faciles, ça
n’est pas mon cas ! J’ai du beaucoup philosopher pour apprendre à
aimer la vie ». Montaigne conclut ses Essais en proclamant qu’il
aime la vie. Mais il était croyant, lui. Rien de tel chez Comte
Sponville, qui se définit en « athée non dogmatique et fidèle » :
non dogmatique car la question de la foi n’est pas démontrable,
l’athéisme n’est qu’une croyance parmi d’autres, et fidèle car il
s’inspire de la morale judéo-chrétienne.
3 raisons
de ne pas croire en Dieu :
Trois arguments « parmi d’autres »
:
1- Il y a trop de mal sur terre, y compris en dehors de toute
responsabilité humaine (les catastrophes naturelles par exemple)
2-
« L’humanité est médiocre, y compris moi-même (…) Nous sommes plus
crédibles en tant que parents du singe que comme créatures de Dieu »
3-
"Je préférerais que Dieu existe".
Ce dernier argument est
paradoxal et se comprend en considérant la religion comme une
illusion au sens Freudien du terme, c’est-à-dire comme une
croyance dérivée des désirs humains. « Dieu correspond à mes désirs
les plus forts : une vie après la mort, retrouver les défunts, être aimé
».
Sans Dieu ni sens à la vie, que nous reste-t-il ? La politique
et la morale. Soupir ?
Politique : le no future à la française
Comte Sponville cite Alain
: « obéissance au pouvoir, respect à l’esprit seul ». Il
conseille de « garder ses distances » vis-à-vis de la politique plutôt
que d’entretenir le climat passionnel stérile qui prévaut actuellement,
et ironise sur « ces soi-disant intellectuels qui passent leur dîner à
gloser sur la petite taille de Sarkozy ».
Et lorsqu’on lui
demande s’il est partisan du catastrophisme ambiant : « Économiquement
la France régresse depuis vingt ans, c’est important quand même »
et de citer un récent sondage qui révèle que « les jeunes français
sont les jeunes les plus pessimistes du monde. Or on ne pourra s’en
sortir que par la politique seule ». En tête de la positive attitude
trônent la Chine, le Brésil et… toujours la statue pourtant branlante
d’Uncle Sam.
De Mai 68 à l’humanisme pratique
Il
s’agit de se détacher d’un Mai 68 qui n’a aucune valeur
conceptuellement parlant même s’il le trouve « sympathique », et
souligne le danger d’avoir tant revendiqué le « meurtre du père ».
Suit sa conception « simplificatrice » d’un Ancien Testament qui
symboliserait la loi du père tandis que le Nouveau représenterait, à
travers le martyr chrétien, l’amour maternel. Pour Comte Sponville, le
prolongement actuel de l’anti-patriarcat se traduit par un fréquent
laxisme éducatif au point de menacer la loi sociale et l’autorité,
nécessaire « rempart contre la barbarie ».
A une question sur
l’apport de la philosophie concernant le choix politique, le philosophe
répond qu’à la différence de la religion, le clivage gauche/droite
n’est pas une question philosophique : « la politique est
conflictuelle par essence, et nécessite donc au moins deux camps » La
philosophie politique n’amène pas à choisir ce camp mais à la
compréhension des mécanismes hiérarchiques.
Reste à défendre un «
humanisme pratique », qui n’est pas religieux mais simplement moral, qui
vise à « pardonner aux humains le peu qu’ils sont » (ah ce ton
délicieusement chrétien tout athéiste qu’il soit…) et qui pense que « le
goût de vivre s’apprend et s’éduque comme tous les goûts », et ne
dédaigne pas pour cela, sage parmi les sages, s’abreuver des
philosophies les plus diverses.
Sagesse antique : Stoïques
et épicuriens
Comte Sponville n’est pas stoïque car il
refuse les notions de « panthéisme, de providence, d’ordre du monde, de
destin » même s’il reconnaît « une part de stoïcisme dans toute
sagesse ». Ce qu’il y apprécie, c’est le fait d’appliquer sa volonté
à ce qui dépend de nous, et de se détacher de l’espérance –
c'est-à-dire du désir de ce qui ne dépend pas de nous.
Mais il
revendique davantage l’épicurisme et ses notions centrales de hasard et
de nécessité.
Sagesse orientale : Confucius vs Lao Tseu
Il
cite la « petite sagesse » du Confucianisme, se dit déçu de ses
recueils « d’évidences », bien loin de « la grande folie taoïste
», philosophie qui outre son brio le séduit par son immanence. Sa
synthèse avec le bouddhisme originel indien a donné le Chen, bouddhisme
syncrétique sauce chinoise.
Et l’écologie ?
Il
fallait bien que je participe… Une question m’est subitement venue,
concernant l’écologie et son gavage médiatique. Et Dieu
sait (pardon M. Sponville) que je prends garde au tri des déchets ou au
gaspillage de l’eau depuis longtemps déjà. J’ai interrogé notre
philosophe sur ce qui était « presque une religion », une écologie «
obsessionnelle » qui dans le cadre d’une société toujours plus aseptisée
s’ajouterait à la dictature médicale qu’a décrit Ivan Illich.
Soignez-vous, soignez la nature, faites at-ten-tion. Société du
sécuritaire et du contrôle, bardée de statistiques au nom de la
sacro-sainte santé. A quand l’athéisme écologique ?
Alors Comte
Sponville me répond d’un thèse/antithèse – nécessairement rapide car le
débat touche à sa fin - s’offusque de « l’écologisme religieux qui
prend la nature pour dieu », ironise sur les clichés de Gaïa la
déesse-Terre et demande « qu’on arrête avec la beauté du chant des
oiseaux, aucun d’entre eux ne vaudra jamais Mozart ! »
Puis
vient l’antithèse : « la Chine mais aussi l’Inde, à laquelle on pense
moins mais qui a un taux de croissance supérieur, auront bientôt 1,5
milliards d’habitant chacune. Soit la moitié de la population mondiale
actuelle. S’ils adoptent notre mode de vie, la Terre sera ravagée en
trente ans. Nous allons au devant d’une catastrophe planétaire…
»
Pour conclure
Achevons
sur la question d’une participante qui cherche à savoir qui choisir
parmi ces philosophes « qui ont tous l’air d’avoir raison » et qui
pourtant se contredisent entre eux.
Comte Sponville distingue
alors l’admiration de l’adhésion : il admire Leibniz et Kant
pour leur « prodigieuse intelligence » bien que ses convictions le
rapprochent davantage de La Mettrie et d’Epicure. « Le
vrai but de la philo est de répondre à la question : comment vivre ? »
Elle ne se prétend pas objective ni n’est une introspection. « Elle est l’étude
de la tension entre le monde et notre subjectivité propre. »
Et
de nommer Pindare dans une citation popularisée par Nietzsche : «
deviens ce que tu es »
Le philosophe raccroche les gants. Ray Sugar Robinson fait philosophe. Brio, élégance du style, orateur d’une aisance peu commune. Le public est conquis - adhésion majoritaire, admiration unanime.
Saladin Sane