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Saladin Sane

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6 juin 2011

De la drogue et du travail chez les « assistés » et autres professions respectables

A une journée d’intervalle, Libération consacre sa une à la légalisation des drogues - exergue pochon d’herbe verdoyante à faire frémir d’envie n’importe quel amateur de fumette - tandis que Le Figaro s’alarme de « la France des assistés » -  un dormeur mal rasé dans son hamac bleu blanc rouge illustrant le propos. 

La consommation de drogue est en augmentation malgré les énormes investissements répressifs de ces dernières années, d’où la nécessité d’une évolution législative, prônent de concert la Commission mondiale sur la politique des drogues et Libé, soutien traditionnel de l’appel du 18 joint.

Le Figaro de son côté ironise sur les " canapés ", "ces demandeurs d’emploi qui ne demandent plus grand-chose, sinon de rester chez eux devant la télévision (…) leur univers se résume à un gros sofa face à un immense écran plat qui ronronne en permanence pour meubler la solitude " ( pas sûr que les chômeurs longue durée bénéficient si souvent de ces écrans plats géants coutumiers des pages conso du Figaro mais passons…)

Ces deux clichés de l’opposition gauche / droite (à quelques exceptions près)  étaient l’occasion de réviser quelques  grandes théories liant travail et drogues :

 

1 – la drogue encourage la paresse des chômeurs et autres RSA-addicted ?

Souvent mis en avant à propos du consommateur quotidien de cannabis. Les scientifiques parlent de « syndrome amotivationnel » - les gens normaux de glande. C’est oublier un peu vite la planification rigoureuse exigée par une consommation quotidienne en contexte de pénalisation : gestion des pénuries, rendez-vous avec le(s) dealer(s), recherche des meilleures variétés, voyages à l’étranger (La Hollande reste très prisée pour peu de temps encore), culture d’appartement et compétences techniques pointues (hydroponie, etc.) Retouché sur photoshop, le hamac du Figaro ne comporte plus le moindre trou de boulette.

2 - La drogue soulage le travail pénible ?

On songera à Zola et à l'alcoolisme du milieu ouvrier au XIXe. Aujourd'hui la drogue envahit le milieu du travail si l'on en croît Le Figaro. Evitant de nombreux drames professionnels, la drogue serait d'utilité publique, notamment concernant les homicides patronaux

3 - Dealer, une profession lucrative ?

Vous avez beaucoup de sang-froid, êtes organisé et lucide (donc clean) : Dealer en gros peut vous rendre riche. Le métier comporte en outre l'avantage non négligeable d'être une profession illégale non taxée - ce dont même le plus vieux métier du monde ne peut se targuer. Dans le cas contraire, ne rêvez pas : la plupart des dealers vivent chez leur maman.  

4 - A chaque profession sa drogue ?

 L'idée a vécu. L'héroïnomane n'est plus ce marginal glauque adepte du fix : aujourd'hui il sniffe et travaille. La cocaïne dépasse nettement son milieu originel, show-bizz et politique - son prix est beaucoup plus abordable. Le cannabis est en passe de devenir aussi démocratique que l'alcool. 

5 - Les artistes sont de grands drogués?

Stimuler l'imagination par les drogues n'est pas absurde : mais l'imagination n'est qu'une qualité parmi celles nécessaires à l'accomplissement d'une oeuvre. Balzac se "shootait" au café : terme approprié tant sa recette était concentrée. Michaux écrit sous hallucinogène. Baudelaire publie "Du vin et du haschisch, comparés comme moyens de multiplication de l'individualité". Ses faveurs vont au sang christique mais surtout à l'ivresse : "Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous ennivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous."

Prospective...

Dans une perspective d'efficacité, la drogue n'est toujours qu'une solution imparfaite, parfois adaptée hic et nunc. Elle reste un agent dirigé grossièrement vers une cible mais qui en atteint plusieurs : celle recherchée... et d'autres, déclenchant des effets secondaires plus ou moins indésirables. Une amélioration viendra peut-être des nootropes ou "drogues intelligentes". 

Reste plus généralement la question de la légalisation. Deux théories s'opposent :

-L'économie est en crise et les crises s'accompagnent souvent d'un retour à l'ordre moral et de sa recherche de bouc émissaires. Dans cette optique la diabolisation de la drogue est à craindre (voir par exemple le psychiatre Thomas Szasz et sa persécution rituelle du drogué). 

-L'économie est en crise... d'où un besoin criant de nouvelles recettes pour des gouvernements aux déficits monstrueux et inégalés dans l'histoire. Un assouplissement législatif diminuerait les gigantesques coûts du tout répressif tout en profitant de la taxation des substances. Signe des temps? Au sein du pays emblème de la lutte anti-drogue, la Californie se dirige de plus en plus vers ce nouveau modèle. Le parralèle avec les années 30 est instructif : la crise de 29 est une cause directe de la fin de la prohibition quatre ans plus tard. 

En attendant, l'ivresse des chiffre guète tout observateur de  l'horloge des drogues... 

 

  Saladin Sane 

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17 janvier 2011

LA SYMPHONIE (D'UN AMOUR) PATHETIQUE

Ce jeudi à Paris j’ai goûté la langue nerveuse et froide d’un autre siècle. Le spectre m’est revenu, à contrecœur j’ai pénétré sa bouche.

Ce jour-là l’Accatone projetait la Symphonie pathétique (Music Lovers, 1969), que Ken Russell consacre au compositeur russe Piotr Tchaïkovski.  La filmographie de Russell est inégale paraît-il, quelques perles et du nanard à foison - mais cent daubes kitsch ne sauraient priver du Panthéon un réalisateur touché par la grâce quand il accouche The Devils

La symphonie débute, le pathos est encore loin : c’est jour de fête à St Pétersbourg. Pitre Tchaïkovski (Richard Chamberlain) dévale un toboggan, les militaires défilent, danses et rires ont un parfum de vodka. Arrive un concert du maître : séquence mièvre à souhait, orchestre alternant avec champs et moissons, Piotr tout sourire qu’entourent sœur et enfants, au milieu des fleurs – l’allergie guète. Peut-être fallait-il ces images d’Epinal en contraste du mouvement suivant : le tempo s’accélère, cœur torturé tordu comme un torchon : un mariage, alléluia ! L’intensité romantique trouve un terreau à sa mesure…

C’est que Piotr ne l’aime pas, sa femme, et que sa présence lui devient peu à peu insupportable. Il prend une tout autre dimension, et Richard Chamberlain de me fasciner soudain, en homme grillagé, d’une beauté christique, larme à l’œil dans le cercueil conjugal qui lui sert de lit. Deux autres personnages féminins sont centraux dans la vie de Tchaïkovski : sa mère d’abord, qui décède du choléra alors qu’il n’est encore qu’un enfant, et dont la terrible agonie le hantera toute sa vie – ainsi que son fort généreux mécène Nadejda von Meck, qui complète toute cette dramaturgie de la distance : fascinée par l’œuvre du compositeur, elle partage avec lui, des années durant, une fervente correspondance épistolaire – mais ne le rencontrera pourtant jamais.

Le film n’était pas encore fini que j’ai soudain senti une présence à mes côtés. Le lac des cygnes m’a bouleversé jusqu’aux larmes – mais le ballet, étrangement, ne provenait pas du film, boudé par Russell. Me revenait juste une étrange scène de ma propre vie.

XXe siècle, un couple dans une voiture. Ils s’embrassent. Les langues ne se mêlent pas tout à fait : nerveuse, elle entre et sort en vives saccades – en face il n’éprouve rien, rien d’autre qu’une mécanique de tristesse et d’ennui. Ce soir-là la radio est en marche et passe le lac des cygnes. Un frisson extraordinaire me parcourt le corps, que peut-être ma compagne ressent. Croit-elle à l’intensité de mes sentiments ? Je ne lui avouerai évidemment jamais la véritable cause de mon émotion ce soir-là, cette radio providentielle qui pour un temps m’avait préservé de cette solitude si cruelle quand on est deux mais qu’on est seul.

Ce jeudi à Paris j’ai goûté la langue nerveuse et froide d’un autre siècle. Le spectre m’est revenu, à contrecœur j’ai pénétré sa bouche. Ce jeudi à Paris, j’ai pleuré de me revoir si lâche. Mais j’aime toujours autant le lac des cygnes.

Saladin Sane

 

28 septembre 2010

Les têtes de l'emploi (2) - Un caméléon chez le psy

Le précédent article, Les têtes de l'emploi, posait la question de la dictature de l'apparence au bureau et de ses conséquences : employés-caricatures, procès en hausse et troubles psychiatriques. J'y interrogeais entre autres la psychologue Clémence Verley, dont voici l'interview intégrale. Remercions-la chaleureusement pour sa longue analyse mêlant thérapie, télévision, cinéma, théâtre et littérature - et les illustrations photographiques dont elle est l'auteur.



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1 - Vous êtes Psychosociologue et Psychologue Clinicienne : pensez-vous avoir la tête de l’emploi ?

Dans mon imaginaire — peut-être partagé ? — le psy est une personne plutôt âgée, au visage neutre ou quasi austère, voir monacal. Partant de là … non, je n’ai certainement ni l’âge, ni la gueule de l’emploi. Cependant, certains patients me disent que je porte bien mon prénom ! J’ai peut-être le prénom pour l’emploi, ou la tête du prénom, ou encore l’emploi du prénom à titre professionnel ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas juge, encore moins de cela. J’ajouterai aussi que mon métier de psychologue m’identifie socialement mais il n’est qu’une partie de mon identité de sujet. La vie sociale impose le masque. Sous le masque, l’identité est multiple. Le sujet est, comme l’évoque Deleuze, schizophrénique. Le corps s’adapte et se transforme en fonction des situations, à l’instar de l’homme caméléon dans le film « Zelig » de Woody Allen.

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2 – La réalité dépasse la fiction ?
Depuis la version anglaise de « the office » jusqu’à « caméra café », les séries télé consacrées au monde de l’entreprise sont légions. On y découvre des patrons à l’humour lourd, des rumeurs à n’en plus finir, des bimbos-secrétaires ou comptables-souffres douleurs. Pures caricatures ou assez réalistes malgré tout ?

Je pense qu’il y a plusieurs points à relever dans votre question.Tout d’abord, ces deux séries sont très différentes. Il est donc délicat d’utiliser le même angle de vue pour ce qui nous occupe ici.
L’une, « The office », a un parti pris cinématographique très particulier puisqu’elle est filmée comme un documentaire. Sans l’humour typiquement anglais et la sobriété des décors, on pourrait presque penser à de la télé réalité. Cependant, il s’agit bien d’une fiction. Fiction qui se prend pour une réalité en montrant la réalité du travail, et cela d’autant plus finement qu’elle laisse entrevoir le travail de la fabrication du film. L’idée est brillante ! L’efficacité est double puisque la question de la vie en entreprise se rencontre à la fois dans le propos et dans la forme même de la série.

L’autre au contraire, « Caméra café », est filmée de manière académique. La caméra ne bouge pas, les techniciens ne sont jamais vus. De plus, cette série utilise l’humour elle aussi, mais en y ajoutant une atmosphère trop propre, trop colorée. Un peu comme le décors de la maison dans le film « Mon oncle », de Jacques Tati. Ou encore, le début de « Blue velvet » de Lynch. L’univers kitsch et aseptisé ne tient pas bien longtemps et est utilisé pour amener une critique, qui sera d’autant plus violente qu’elle sera contrastée. Dans Caméra café, rien de tel. L’excès ne sert qu’à fortifier l’identification aux personnages, à travers une jouissance de l’extrême, de la caricature, et du cliché facile et léger. L’humour sert alors au spectateur à
décompresser en sortant du travail, en évitant l’effort de pensée que permet le prêt-à-penser télévisuel. Tout comme dans les entreprises d’ailleurs. Tout est fait pour éviter de penser, se regrouper, réfléchir et prendre des décisions en équipe. Question de pouvoir.

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Ces deux séries utilisent donc des procédés et des extrêmes très différents, mais on peut néanmoins faire un parallèle : celui de la caricature. A quoi sert la caricature, c’est-à-dire l’humour ? Détourner la réalité pour en faire une fiction, sublimer
finalement, est une défense précieuse. Il s’agit alors de décompresser, de pouvoir en rire, mais aussi de se créer une identité commune. La création du cliché, de la caricature, permet à la fois le clivage de l’objet (bon / mauvais objet), mais il favorise
aussi le lien à travers la construction d’un langage commun. Ces séries sont intéressantes de ce point de vue là : elles viennent nommer le réel — réel au sens lacanien de l’indicible — pour éviter de rester dans l’angoisse du rien, de
l’incompréhension, de l’incohérence des nouvelles organisations du travail dans lesquelles le sens du travail a le plus souvent disparu. L’idée est ainsi de reconstruire du sens fictivement parce que le travail n’a plus aucun sens pour l’employé, celui-ci
étant dépossédé de tout point de vue holistique sur ce qui occupe la majorité de son temps. Recréer du sens et du lien là où il n’y en a plus. Voilà l’idée importante à retenir de ces séries populaires.


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Science et psychomorphologie.
Pour en revenir plus spécifiquement au visage, pensez-vous que son observation soit un indicateur assez fiable de la psychologie ? Les traits anguleux correspondraient à un caractère fort, un front développé serait signe d’intelligence, etc. Y a-t-il des fondements scientifiques à la psychomorphologie ?

La phrénologie a été abandonnée depuis longtemps. Comme bien d’autres théories…Cela pose donc surtout la question de la véracité de la science, qui est avant tout mouvement, puisque sans cesse remise en cause.
L’existence de la morphopsychologie sous-entend qu’il y aurait des traits associés à des caractères, avec une idéologie bien entendue génétique derrière cela. La science tente toujours d’objectiver ce qu’elle étudie. Finalement, la même différence se retrouve entre psychologie scientifique et recherche psychanalytique : les uns prônent le généralisable, les autres la subjectivité. Selon moi, tenter de généraliser une forme pour l’associer à un caractère est aussi grotesque et simplificateur que de réduire le sujet à un symptôme. Le sujet toxicomane n’est jamais toxicomane par exemple. Il ne se défini pas par la drogue
qu’il consomme. Il est ailleurs. Le toxicomane n’existe pas.
Je pense qu’il faut prendre la question à l’envers. Ce n’est pas la forme qui engendre le caractère, c’est le caractère (formé peu à peu en fonction de données peut-être génétiques mais surtout environnementales) qui modifie la forme d’un visage. Il n’y a
qu’à voir le visage de certains alcooliques ! Le facteur environnemental alcool transforme les traits, la couleur du visage, l’odeur de la peau, le caractère, etc. Ensuite les choses s’enchaînent : les modifications ont créé un masque particulier qui
provoqueront le rejet dans le monde du travail par exemple. Ce rejet peut alors accentuer l’alcoolisme et ainsi de suite. C’est la dégringolade.
L’inverse existe aussi : le bluff. On met un beau masque, il provoque le désir, et ça s’enchaîne vers le positif. C’est Bob Dylan qui s’invente un personnage et accède à un monde auquel il n’aurait jamais accédé sans ce masque.
L’observation psychologique existe, elle est efficace, mais elle toujours partielle. Elle est observation du masque, que chacun se fabrique inconsciemment ou non, selon des agencements et des contextes particuliers ; et non l’observation de l’essence même du sujet, inaccessible par le regard seul. L’observation du masque est très utile lors d’un entretien clinique si l’on cherche ce qu’il y a derrière. Il sert d’indice pour ensuite accéder aux fantasmes sous-jacents.


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Vers une dictature de l’apparence ?
Habits, maquillage, coiffure : la construction du look est parfois très travaillée. Voyez-vous une évolution des entreprises en ce domaine ? Les employés vont-ils vers plus de liberté ou sont-ils de plus en plus victimes de codes sociaux qui deviendraient plus rigides ? On évoque souvent la dictature de l’apparence, le développement de la chirurgie esthétique par exemple…

Reprenons donc l’image du masque. Celui-ci permet de faire comme si. De faire croire à l’autre que nous savons, que nous sommes légitimes, et cela fonctionne dans la plupart des situations sociales de la vie courante. C’est le sujet supposé savoir, c’est aussi ce qui permet le transfert. Selon Winnicott, le soi se construit autour de deux axes, le vrai-self et le faux-self, qui, lorsqu’ils sont dans des proportions équilibrées, facilitent la vie en société. Le faux-self c’est grossièrement ce qu’on appelle la politesse. Celle-ci est nécessaire. Cependant, tout est question de mesure : un excès de politesse, un faux-self trop développé, engendre des personnalités fausses, un déguisement excessif qui cache une agressivité inexprimable. Ce renversement de l’agressivité en trop de politesse est peut-être en jeu dans le look trop poli, trop conventionnel, trop
parfait en quelque sorte. Ce qui cache certainement un profond malaise à trouver sa place, à se sentir exister en tant que sujet, indépendamment du regard de l’autre
. Ca, c’est pour la part psychopathologique. Néanmoins, comme tout objet d’étude est à comprendre sous un angle multifactoriel, on ne peut bien entendu pas éviter ici les questions socio-culturelles que posent cette, à priori « dictature de l’apparence ». Il me semble que les codes sociaux ont toujours été rigides, mais différemment. S’ils s’attachent à l’apparence aujourd’hui, c’est — bien sûr parce que nous vivons dans une société capitaliste qui défini pour nous les objets de notre désir, sur des bases principalement matérialistes : des vêtements de marques,
une belle voiture, une maison tout confort, une fille bien foutu, le dernier ipad, … bref, toutes ces choses que Perec décrit admirablement dans « Les choses » — ; mais c’est aussi tout simplement parce que la beauté, la bonne forme, ça rassure. J’en reviens donc à mon histoire de bluff.

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Le sujet-capitaliste crée des objets de désirs. Ces objets de désirs sont adoptés peu à peu et deviennent la norme. Pour être accepté par l’autre, il faut se rendre désirable, donc partager la même norme. Et pour faire croire à l’autre que l’on est normal, on bluff en se déguisant, en prenant l’apparat du double. Si une certaine forme de différence est acceptée, c’est alors une fausse différence, non fondamentale. Une différence de surface autrement dit. On ne sort toujours pas de la surface, voir de la
grande surface…
Pour finir, je dirai que le sujet ne va pas vers le « plus de liberté » que vous évoquez, parce qu’il participe lui-même à la création de codes sociaux rigides en y adhérant trop facilement, en ne cherchant pas à innover ou tout simplement à supporter la différence. L’employé (que je suis aussi), n’est pas victime de codes sociaux rigides, il en est l’instigateur, l’intime collaborateur, le responsable en somme, puisqu’il y participe. Arrivé là, c’est le « Bartleby » de Melville qui incarne cette capacité de refuser. La notion de victimisation n’est pour moi que l’autre nom d’un fléau bien plus préoccupant— typique des systèmes capitalistes qui ainsi peuvent créer et maintenir leur pouvoir sur les masses — : l’infantilisation des adultes. Mais sur ce sujet là, une autre interview serait nécessaire…


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Quelles sont les pathologies les plus fréquentes liées à cette question de l’apparence dans le milieu de l’entreprise ? Quelles sont les différentes approches thérapeutiques qui en découlent ? (Comportementales, psychanalytiques…)

Qui, dans l’entreprise, prend le risque de dire : « I would prefer not to » ? Oser cela, c’est oser dire « je ». Or, pour dire « je », encore faut-il que le vrai-self puisse s’exprimer et que l’apparence ne soit pas la défense principale du sujet. J’appelle ici
apparence tout ce qui concerne un excès de bonne conduite (vestimentaire, langagière, comportementale, …). Dans le cas contraire, un faux-self pathologique peut conduire, à terme, à des troubles somatiques ou psychiatriques, notamment
parce que l’identité de surface ainsi créée ne peut pas tenir indéfiniment. La défense, fragile et superficielle, finit par lâcher.

Il y a effectivement plusieurs approches thérapeutiques face aux décompensations dans le cadre du travail. Tout d’abord l’absence de réponse. Personne ne voit rien, la personne craque, elle se retrouve seule, parfois mise au placard, parfois licenciée. L’entreprise ne fait et ne fera rien parce qu’elle considère que le problème n’est pas professionnel et qu’il faut se
débarrasser au plus vite des improductifs.

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Une autre réponse est celle de la médecine du travail, qui conduit là aussi souvent à un isolement vis-à-vis de l’entreprise, puisqu’il n’y a toujours pas de reconnaissance groupale des problèmes engendrés par les nouvelles organisations du travail.
L’employé peut alors se mettre en arrêt maladie, se faire prescrire un traitement, mais même accompagné il reste symboliquement seul. C’est souvent suite à cela qu’un travail psychologique individuel est proposé et/ou commencé.
Il existe aussi des réponses que je nommerai comportementales. L’entreprise prend conscience qu’il existe des dysfonctionnements et fait appel à un coach pour remotiver ses troupes, à base de formations, d’apprentissage de la communication non violente, de recettes toutes faites. Certains vont même plus loin en proposant des
divertissements et autres vacances en équipe, sensées favoriser le « vivre ensemble », la compréhension et la communication à travers la création de liens faussement fraternels
. (Ici, vous pouvez aller lire une très belle pièce de Valère Novarina, « L’atelier volant »). Ou encore un article que j’ai écrit en m’inspirant de ce texte, qui se trouve ici.
Une autre réponse (très rare dans les secteurs autre que médio-sociaux ou éducatifs), est de faire appel à un psychosociologue. Son boulot est de repérer la dynamique de groupe et de mettre au travail l’équipe à partir soit de la parole uniquement, soit en utilisant une médiation (photolangage, psychodrame, sociodrame, thèmes, etc.). Ce type de travail s’effectue sur une durée plus longue que ce que les approches comportementales proposent, et sont donc souvent considérées comme trop couteuse par l’employeur. Je pense néanmoins qu’elles sont surtout plus couteuses en terme
d’économie psychique… S’arrêter et réfléchir, ça coûte et ça bouscule !


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Concernant la psychopathologie du travail, je ne peux que vous suggérer de découvrir les travaux de Christophe Dejours, le documentaire « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » et le film « Douze hommes en colère », pas directement lié au monde du travail mais belle illustration des processus d’influence...

 

           Clémence Verley interrogée par Saladin Sane

   A suivre : Les têtes de l'emploi (3) - trombinoscope

16 septembre 2010

Les têtes de l'emploi - sociologie de bureau

Les employés de bureau ont-ils la « tête de l’emploi » ? A quel point leur apparence et comportement s’uniformisent-t-ils sous la pression de l’entreprise ? Se reconnaissent-ils à travers les fictions télé telles The Office (2001) – perle d’humour british inaugurant la prolifération des séries consacrées à la vie de bureau - et Camera café et ses personnages caricaturaux de comptable binoclard-puceau-souffre-douleur ou de secrétaire (très) blonde ?

 

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La réalité rattrape la fiction

 

 L’un des motifs du rire est de s’y reconnaître – pardon, d’y reconnaître ses collègues.

  Ainsi Corentin V., trentenaire, dix ans d’expérience en tant que commercial – actuellement dans une boîte parisienne de transactions électroniques d’une centaine d’employés :

 « Caméra Café c’est réaliste ! Quand on décompresse entre collègues, on se lâche pas mal sur « les têtes de l’emploi » comme tu dis. Il y a beaucoup de remarques sur l’apparence : « la secrétaire bonasse » ou les physiques… particuliers. Par exemple deux mecs aux cheveux longs viennent d’arriver dans la boîte, hé bien ça a pas mal jasé ! C’est toujours dit derrière mais c’est pas méchant, même si les moches s’en prennent vraiment plein la gueule. Finalement c’est juste la continuité du collège »

 Bonne illustration avec le type « fayot » : « Ce qui m’a le plus marqué c’est ce côté suce-boule flatteur de certains mecs, incroyables de zèle et d’ambition. Ils ont un look très travaillé, maniéré, en font des tonnes alors que je les imagine bien décompresser le dimanche, à bouffer des chips en calebute devant la télé ».

 

Un canon sinon rien

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Pour René J., la cinquantaine et patron d’une petite filiale d’agro-alimentaire en région parisienne : « Avoir une jolie secrétaire est important, car nous faisons quand même un travail de représentation. Pour ce poste, j’ai viré tous les CV sans photos. » Et à part le cliché de la jolie secrétaire ? « Ça varie beaucoup en fonction de la taille de l’entreprise : les grosses boîtes formatent le plus. Les pires sont les américaines. Chez XX (marque de sodas), c’est l’extrême : les nanas sont des vrais mannequins, tout le monde est sapé au top, on leur apprend à sourire tout le temps. Ils sont formatés par des séminaires à n’en plus finir : j’appelle ça une secte »

 Alors que la science démontre depuis longtemps déjà les faveurs sociales qu’induisent une grande taille ou un joli visage (donc ovale et symétrique), l'Observatoire des discriminations constate en 2004 un refus plus fréquent des CV de commerciaux en Ile-de-France s’ils comportent une photo peu avantageuse. Un an plus tard, la conclusion est la même concernant les obèses. 

 

 Le Punk en short est-il soluble dans l’entreprise ?

 

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-En France, La question de l’habillement a été ces dernières années la cause de plusieurs licenciements. Si la ségrégation sur critères physiques est l’une des 18 discriminations interdites par le code du travail, ce dernier précise néanmoins que l'employeur a le droit d'imposer des contraintes vestimentaires si celles-ci sont justifiées. La cour de cassation a ainsi dû régler plusieurs litiges, déboutant largement salariés en short ou jogging.

En revanche, le licenciement par une banque bretonne d’un employé punk dont la crête rose n’était pas du goût du patron a été jugé abusif, puisqu’il triait les chèques sans contact avec la clientèle – À l’inverse les commerciaux sont les premières victimes du diktat de l’apparence.

 La communauté d’irréductibles n’est pas tant gauloise qu’anglaise si l’on en croit Olivier Burel, coordonnateur de projets d'insertion professionnelle en Normandie, près de Rouen : « J’ai bossé en Angleterre et c’est fou la différence avec la France! Là-bas un rasta est accepté sans problème pourvu qu’il soit efficace. Ici le type passerait pour un marginal, un fumeur de joints, un glandeur. » Une de mes amies bossait il y a quelques années dans une pharmacie anglaise… en tenue punk. Vous imaginez ça en France ?

 On constate ces dernières années une hausse des procès intentés par les employés à leur entreprise pour discrimination physique, ainsi Rina Bovrisse, 36 ans, qui attaque  Prada Japon en justice : elle aurait été virée pour sa laideur et son embonpoint, faisant « honte » à son DRH. Non lieu récent.

C'est grave docteur?

 

psy

 

 Reste à analyser les risques pathologiques liés à l’uniformisation des apparences et comportements. Nous avons interrogé la psychologue Clémence Verley (interview intégrale à venir sur le blog) :

«  Les gens s’imposent un masque pour être acceptés par le groupe. Le sujet est, comme l’évoque Deleuze, schizophrénique avant tout. Le corps s’adapte et se transforme en fonction des situations, voir par exemple l’homme caméléon dans le film « Zelig » de Woody Allen. 

Selon Winnicott, le soi se construit autour de deux axes, le vrai-self et le faux-self, qui, lorsqu’ils sont dans des proportions raisonnables, facilitent la vie en société. Le faux-self c’est grossièrement ce qu’on appelle la politesse. Tout est question de mesure : un excès de politesse, un faux-self trop développé, engendre des personnalités fausses, un déguisement excessif qui cache une agressivité inexprimable, une difficulté à se sentir exister en tant que sujet indépendamment du regard de l’autre. Tout ceci peut conduire, à terme, à des troubles somatiques ou psychiatriques, notamment parce que l’identité de surface ainsi créée ne peut pas tenir indéfiniment. La défense, fragile et superficielle, finit par lâcher. »


Conclusion : matérialisme et infantilisation

La multiplication des procès laisse-t-elle espérer davantage de liberté dans les entreprises ou faut-il imaginer des employés de plus en plus contraints par les codes sociaux esthétiques ?

 « Au niveau historique, il me semble que les codes sociaux ont toujours été rigides. S’ils s’attachent à l’apparence aujourd’hui, c’est aussi parce que nous vivons dans une société capitaliste qui défini pour nous les objets de notre désir, sur des bases principalement matérialistes : des vêtements de marques, une belle voiture, une maison tout confort, une fille bien foutue, le dernier ipad, … bref, toutes ces choses que Perec décrit admirablement dans « Les choses ». Je ne pense pas que le sujet se dirige vers plus de liberté. Il participe lui-même à la création de codes sociaux rigides en y adhérant trop facilement, en ne cherchant pas à innover, en refusant de voir que l’autre ne diffère finalement pas beaucoup ou alors oui, il diffère mais c’est justement là l’intérêt. Arrivé là, c’est le « Bartleby » de Melville qui incarne cette capacité de refuser.
Voir l’employé en simple victime de l’entreprise serait simpliste ; ce n’est pour moi que l’autre nom d’un fléau bien plus préoccupant, et typique de la société moderne : l’infantilisation des adultes. »

A venir : l'interview intégrale de Clémence Verley

                              Saladin Sane

28 avril 2010

De la médiocrité heureuse dans un monde sans Dieu

Médiocre

Samedi 24 avril, dans le cadre de la sortie de son dernier livre le goût de vivre et cent autres propos,  s’est tenue une conférence d’André Comte Sponville à la librairie rouennaise L’Armitière.
Salle bondée du premier étage. Le philosophe fait son entrée – costume beige, chemise blanche, lunettes – élégance intello-sobre – pas le temps malheureusement de juger des chaussures.

comte Sponville1


L’animatrice s’étonne que personne au début n’ose se mettre au premier rang. Un classique pourtant. Y a-t-il une peur régressive - tel chez l’élève qui craint d’être interrogé - ou, pire, pugilistique ? Car si Comte Sponville n’a pas la réputation de philosopher au marteau,  il y a dans la présentation le l’animatrice une ambiance de noble art. Le CV du maître ressemble au palmarès d’un boxeur invaincu qu’on vient en masse admirer. Pour preuve : né en 52, il débute sa carrière amateur à Normale Sup, coaché par Althusser. Ses succès olympiques (thèse, agrégation) lui valent une chaire à la Sorbonne.
Ses débuts pro se font en dilettante : premier ouvrage en 1984 (Traité du désespoir et de la béatitude),  le suivant seulement cinq ans plus tard.
Il accélère avec six publications entre 91 et 95, avant un silence de trois longues années. Embourgeoisement. Mais l’œil du tigre se rouvre - il multiplie les uppercuts philosophiques en ne se consacrant plus qu’à l’écriture à partir de 97.
La consécration mondiale, il l’obtient en étant traduit en 24 langues – avant d’obtenir une nouvelle ceinture en 2008, en tant que membre du Comité consultatif national d'éthique. 

L’accouplement de la philosophie et du journalisme
Dans le goût de vivre et cent autres propos, le philosophe fait œuvre de journalisme philosophique. Tirant son origine d’Alain et de ses Propos, le genre est depuis tombé en désuétude, au regret de Comte Sponville qui déplore en outre qu’ « Alain soit si peu lu, y compris par les philosophes ». Il représente pourtant « la plus belle prose d’idée du XXe siècle avec Valéry, c’est dire ! »
Dans ses propos, exercice quotidien d’écriture journalistique, Alain faisait preuve des trois vertus cardinales que sont « la brièveté, la clarté et la diversité ».
Il en fallait pour définir l’Homme à la manière de Comte Sponville...

Qu’est-ce qu’un Homme ?
Se définit-il par sa faculté à faire de la politique (Aristote) ? Rire (Rabelais) ? Raisonner (Descartes) ? Travailler (Marx) ? Créer (Bergson) ? 
Non. « Aucun de ces traits n’est généralisable à tous les êtres humains » D’où une définition qui s’en tient à un « biologisme strict » : « Est humain tout être né de deux êtres humains »
Pour Comte Sponville « l’homme est avant tout un animal », dont la spécificité réside en sa possibilité d’ « humanisation », c'est-à-dire à devenir humain au sens moral du terme.
Six milliards d’animaux qui pourraient être humains, s’ils n’étaient le plus souvent « salauds » ou « médiocres »...

La trinité athéiste : êtes-vous méchant, salaud ou médiocre ?
Il n’y a pas de « méchants » dans le sens kantien du terme. Comte Sponville s’oppose à Kant et à sa théorie du mal pour le mal. Ce qu’on appelle méchanceté n’est qu’un comportement que sous tend un intérêt. Il cite l’exemple du sadique qui ne cherche que la jouissance à travers la souffrance qu’il inflige, et pas cette souffrance en elle-même. Pas de méchants donc, mais des « salauds » et surtout des « médiocres » - d’une amoralité moindre, et que sont la grande majorité d’entre nous.   
« Je ne crois pas en l’Homme, je trouve ça absurde, comme de dire que l’on croit en un verre d’eau : je constate son existence et c’est tout » : croire en l’Homme impliquerait que l’on donne un sens à l’humanité, or elle n’en a pas, de même que la vie elle-même.

La vie n’a aucun sens

Sens de la vie

Il a tiqué, André, lorsque dans sa présentation l’animatrice l’a remercié de nous aider à trouver un sens à notre vie. S’est empressé de noter l’affront. Il répondra :
« Je ne cherche pas de sens à ma vie, surtout pas ! »
Et de préciser les trois sens du mot sens : perception/signification/but
Après avoir rapidement évacué le premier terme et la question des cinq sens (quid de la proprioception et de l’intuition ?), il s’attarde sur les deux autres :
« Les philosophes ne cherchent pas de signification à l’existence, en tous cas pas avant la seconde moitié du XXe siècle. »
Quant au but, il cite Montaigne : « la vie est en elle-même son sens et sa visée », qui m’évoque « la seule fonction d’un être c’est d’être » de Henri Laborit (chercheur  – agnostique - du XXe siècle).
Mais Comte Sponville comprend cette envie de se rassurer à travers la quête du sens de la vie : « le matin certains ont des réveils faciles, ça n’est pas mon cas ! J’ai du beaucoup philosopher pour apprendre à aimer la vie ». Montaigne conclut ses Essais en proclamant qu’il aime la vie. Mais il était croyant, lui. Rien de tel chez Comte Sponville, qui se définit en « athée non dogmatique et fidèle » : non dogmatique car la question de la foi n’est pas démontrable, l’athéisme n’est qu’une croyance parmi d’autres, et fidèle car il s’inspire de la morale judéo-chrétienne.   

3 raisons de ne pas croire en Dieu :
Trois arguments « parmi d’autres » :
1-    Il y a trop de mal sur terre, y compris en dehors de toute responsabilité humaine (les catastrophes naturelles par exemple)
2-    « L’humanité est médiocre, y compris moi-même (…) Nous sommes plus crédibles en tant que parents du singe que comme créatures de Dieu »
3-    "Je préférerais que Dieu existe".

Ce dernier argument est paradoxal et se comprend en considérant la religion comme une illusion au sens Freudien du terme, c’est-à-dire comme une croyance dérivée des désirs humains. « Dieu correspond à mes désirs les plus forts : une vie après la mort, retrouver les défunts, être aimé ».
Sans Dieu ni sens à la vie, que nous reste-t-il ? La politique et la morale. Soupir ?

Politique : le no future à la française

French no future

Comte Sponville cite Alain : « obéissance au pouvoir, respect à l’esprit seul ». Il conseille de « garder ses distances » vis-à-vis de la politique plutôt que d’entretenir le climat passionnel stérile qui prévaut actuellement, et ironise sur « ces soi-disant intellectuels qui passent leur dîner à gloser sur la petite taille de Sarkozy ».    
Et lorsqu’on lui demande s’il est partisan du catastrophisme ambiant : « Économiquement la France régresse depuis vingt ans, c’est important quand même » et de citer un récent sondage qui révèle que « les jeunes français sont les jeunes les plus pessimistes du monde. Or on ne pourra s’en sortir que par la politique seule ». En tête de la positive attitude trônent la Chine, le Brésil et… toujours la statue pourtant branlante d’Uncle Sam.   

De Mai 68 à l’humanisme pratique
Il s’agit de se détacher d’un Mai 68 qui n’a aucune valeur conceptuellement parlant même s’il le trouve « sympathique », et souligne le danger d’avoir tant revendiqué le « meurtre du père ». Suit sa conception « simplificatrice » d’un Ancien Testament qui symboliserait la loi du père tandis que le Nouveau représenterait, à travers le martyr chrétien, l’amour maternel. Pour Comte Sponville, le prolongement actuel de l’anti-patriarcat se traduit par un fréquent laxisme éducatif au point de menacer la loi sociale et l’autorité, nécessaire « rempart contre la barbarie ».
A une question sur l’apport de la philosophie concernant le choix politique, le philosophe répond qu’à la différence de la religion, le clivage gauche/droite n’est pas une question philosophique : « la politique est conflictuelle par essence, et nécessite donc au moins deux camps » La philosophie politique n’amène pas à choisir ce camp mais à la compréhension des mécanismes hiérarchiques.
Reste à défendre un « humanisme pratique », qui n’est pas religieux mais simplement moral, qui vise à « pardonner aux humains le peu qu’ils sont » (ah ce ton délicieusement chrétien tout athéiste qu’il soit…) et qui pense que « le goût de vivre s’apprend et s’éduque comme tous les goûts », et ne dédaigne pas pour cela, sage parmi les sages, s’abreuver des philosophies les plus diverses.

Sagesse antique : Stoïques et épicuriens   
Comte Sponville n’est pas stoïque car il refuse les notions de « panthéisme, de providence, d’ordre du monde, de destin »  même s’il reconnaît « une part de stoïcisme dans toute sagesse ». Ce qu’il y apprécie, c’est le fait d’appliquer sa volonté à ce qui dépend de nous, et de se détacher de l’espérance – c'est-à-dire du désir de ce qui ne dépend pas de nous.
Mais il revendique davantage l’épicurisme et ses notions centrales de hasard et de nécessité.

Sagesse orientale : Confucius vs Lao Tseu
Il cite la « petite sagesse » du Confucianisme, se dit déçu de ses recueils « d’évidences », bien loin de « la grande folie taoïste », philosophie qui outre son brio le séduit par son immanence. Sa synthèse avec le bouddhisme originel indien a donné le Chen, bouddhisme syncrétique  sauce chinoise.

Et l’écologie ? 
Il fallait bien que je participe… Une question m’est subitement venue, concernant l’écologie et son gavage médiatique. Et Dieu sait (pardon M. Sponville) que je prends garde au tri des déchets ou au gaspillage de l’eau depuis longtemps déjà. J’ai interrogé notre philosophe sur ce qui était « presque une religion », une écologie « obsessionnelle » qui dans le cadre d’une société toujours plus aseptisée s’ajouterait à la dictature médicale qu’a décrit Ivan Illich. Soignez-vous, soignez la nature, faites at-ten-tion. Société du sécuritaire et du contrôle, bardée de statistiques au nom de la sacro-sainte santé. A quand l’athéisme écologique ?
Alors Comte Sponville me répond d’un thèse/antithèse – nécessairement rapide car le débat touche à sa fin - s’offusque de « l’écologisme religieux qui prend la nature pour dieu », ironise sur les clichés de Gaïa la déesse-Terre et demande « qu’on arrête avec la beauté du chant des oiseaux, aucun d’entre eux ne vaudra jamais Mozart ! »
Puis vient l’antithèse : « la Chine mais aussi l’Inde, à laquelle on pense moins mais qui a un taux de croissance supérieur, auront bientôt 1,5 milliards d’habitant chacune. Soit la moitié de la population mondiale actuelle. S’ils adoptent notre mode de vie, la Terre sera ravagée en trente ans. Nous allons au devant d’une catastrophe planétaire… »   

Chine et pollution

Pour conclure
Achevons sur la question d’une participante qui cherche à savoir qui choisir parmi ces philosophes « qui ont tous l’air d’avoir raison » et qui pourtant se contredisent entre eux.
Comte Sponville distingue alors l’admiration de l’adhésion : il admire Leibniz et Kant pour leur « prodigieuse intelligence » bien que ses convictions le rapprochent davantage de La Mettrie et d’Epicure. « Le vrai but de la philo est de répondre à la question : comment vivre ? » Elle ne se prétend pas objective ni n’est une introspection. « Elle est l’étude de la tension entre le monde et notre subjectivité propre. »
Et de nommer Pindare dans une citation popularisée par Nietzsche : « deviens ce que tu es »

Le philosophe raccroche les gants. Ray Sugar Robinson fait philosophe. Brio, élégance du style, orateur d’une aisance peu commune. Le public est conquis - adhésion majoritaire, admiration unanime.

   

                   Saladin Sane

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27 novembre 2009

LE SPORT DU XXIe SIECLE?

Non le sport du XXIe siècle ne sera pas le football. Rien à voir avec Thierry Henry et sa fâcheuse tendance à confondre ses mains et ses pieds. Le mal est plus ancien que ces authentiques affaires d'état que sont devenus les problèmes d'arbitrages, et touche à l'esthétique, comme le remarque Pierre Desproges dès les années 80 : "Quelle harmonie, quelle élégance l'esthète de base pourrait-il bien découvrir dans les trottinements patauds de 22 handicapés velus qui poussent des balles comme on pousse un étron, en ahanant des râles vulgaires de bœufs éteints?". Certains rétorqueront qu'il existe des artistes du ballon rond, qui, de Pelé à Zidane, ont fait l'unanimité. Je leur répondrai que contredire les superbes envolées stylistiques d'un Desproges est une faute de goût. Le débat est clos.
Ceci étant dit, il reste à trouver quelle discipline sera de nature à remplacer le football. Je tenterai de vous démontrer qu'il s'agira de la danse sportive.


La plupart d'entre vous n'a probablement jamais vu de compétition de danse sportive, dont la médiatisation est à peu près comparable à celle du water-polo, de la pétanque, du badminton ou du baseball. Dans les cas susnommés on peut comprendre : le water-polo paraît brouillon et peu lisible – trop d'eau sûrement. Pour la pétanque les excès toucheraient plutôt au pastis – dans une activité qu'on assimile davantage à une récréation pour sexagénaires alcooliques qu'à un sport. Le badminton reste pour beaucoup un sous-tennis où le filet est trop haut et les échanges trop lents. Quant au baseball, mis à part le Japon, c'est avant tout une exception culturelle made in USA.

Rien de comparable à la danse sportive. C'est ce que j'ai compris lorsque mon journal m'a chargé d'interviewer Stéphanie Godet et Gwénael Lavigne - récents champions du monde de la discipline. Un simple pigiste chargé d'une affaire pareille ? Je voyais ça comme un honneur, une sorte de promotion : moi le vulgaire écrivaillon de cet univers corvéable et quasi-bénévole de la pige où l'on ne vous permet même pas de signer vos articles, on me confiait la charge d'interviewer des champions du monde !

Mais en rencontrant Stéphanie et Gwénael j'ai vite compris que je m'apprêtais à relater des exploits qui avaient malheureusement toutes les chances de rester confidentiels : ils m'apprirent qu'ils indifféraient les médias, et que pas un magazine ou quotidien national ne les avait contactés ! Un pigiste anonyme pour un sport anonyme : y avait comme une logique...

Et pourtant ! A l'issue de l'interview et des vidéos que j'ai découvertes par la suite, j'ai été choqué par ce décalage immense entre la hauteur de leurs exploits et leur absence des médias. Alors voici quelques raisons de suivre leur carrière et de promouvoir la danse sportive :

1 - Sexy dance

Avoir une large audience, c'est évidemment passer à la télé – dont vous savez tous à quel point elle regorge de gens beaux et souriants. En un mot : sexy. C'est comme ça. Des sportifs sexy ont déjà un potentiel télégénique certain. Dans les années 80 par exemple, le charme de Katarina Witt avait largement participé, outre son talent, à la promotion du patinage artistique.Stéphanie, nouvelle Katarina de la danse ? Quant à Gwénael, il n'est pas sans rappeler ce footballeur mannequin des années 90 qu'était David « El magnifico » Ginola...  


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2 - La danse est people....

Un sportif célèbre intéresse aussi par sa vie privée. Mais son conjoint a rarement la même notoriété. Qui connaît Mme Thierry Henry par exemple ? Avec les danseurs les choses sont bien plus simples. Stéphanie et Gwénael, couple à la fois sportif et amoureux, peuvent attirer les spéculations de la presse people. D'autres duos le sont simplement par les liens du sport... mais n'y a-t-il pas anguille sous roche ? Danse nous Voici ?



3 - Un parcours héroïque..

....Les parcours héroïques fascinent les médias. Le héros idéal est celui qui n'est pas favori et dont les difficultés jalonnent sa route vers le triomphe, fameux mythe grec datant d'Hercule et de ses douze travaux et que nos danseurs illustrent à leur façon. Bien que champions de France chacun de leur côté, ils ne parviennent pas à se distinguer au niveau mondial. Il faut dire que la France n'est qu'une nation mineure de la discipline, loin derrière l'Allemagne, l'Italie ou la Russie.

En mai 2008, à l'occasion d'une compétition dans le sud de la France, ils font connaissance et deviennent rapidement partenaires. Premières épreuves. A Vienne, ils s'imposent malgré une blessure terrible : hanche déplacée pour Stéphanie. En Lituanie, sans être favoris, ils terminent avec 45 premières places sur 45 possibles. Les succès s'enchaînent à une vitesse stupéfiante : Italie, Allemagne... et même Angleterre – où la compétition est pourtant la plus relevée d'Europe. Ils raflent tout.

Puis arrive la Belgique, où se déroulent les championnats du monde de danse latine. A Liège, en ce 17 octobre 2009, Stéphanie et Gwénael passent sans encombres les premiers tours... jusqu'aux demi-finales. Première frayeur avec un « lâché » durant la Rumba. Puis arrive le paso doble (danse espagnole) qui doit s'achever par un grand écart de Stéphanie. Mais le public est tellement démonstratif que Gwénael, n'entendant plus la musique, croit que l'épreuve est terminée et lâche prématurément sa partenaire... qui s'affale sous l'œil médusé du public ! Ils accèdent néanmoins à la finale qu'ils remportent haut la main devant Italiens et Espagnols, dans une ambiance indescriptible. Insatiables, ils ramènent quelques jours plus tard le trophée du championnat de France 10 danses (5 danses latines et 5 « standard » comme la valse ou le tango).

4 - Un esprit sain...

En une période où la tricherie footballistique fait parler d'elle et où Thierry Henry n'a guère intérêt à fouler le sol irlandais avant une bonne décennie sous peine d'émeute généralisée, les danseurs sportifs, eux, n'ont pas d'ennemis. Ni croche-pied ni carton rouge – tout en fair-play. Et la main, loin de se prêter aux coups et tricheries éhontées, soutient le partenaire, le caresse presque. Et quand Stéphanie et Gwénael raflent toutes les compétitions ce n'est pas parce qu'ils ont achetés les juges – c'est juste qu'ils sont bons ! 



5 - ...dans un corps sain

Trois à quatre heures d'entraînement par jour. Musculation, stretching et endurance. Diététique irréprochable. Troisième mi-temps proscrite et sommeil à 22 heures. Une vie saine où l'on se dope aux fruits et à l'eau minérale. Quel meilleur modèle dans notre société chaque jour plus obsédée par sa santé?


6 - Des artistes

Sans commentaires...




Vous n'avez plus d'excuses. A partir de maintenant, les soirées foot n'auront plus le même goût. Et le 1er mai 2010 bouleversera les statistiques. Car ce jour-là, ayant passé le mot, vous bouderez la finale de la coupe de France de football... pour le championnat du monde 10 danses à Palma de Majorque... en espérant que les médias suivent.

A noter que Stéphanie Godet et Gwénael Lavigne organisent des démonstrations dans le cadre de cérémonies et soirées diverses - Renseignements au 02 35 68 00 27 

   Saladin Sane

10 septembre 2009

Journée du suicide - le jeunisme tue!

J'ai reçu la vie comme une blessure et j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice.                    Lautréamont - Les chants de Maldoror.

L’OMS nous offre ce jeudi 10 septembre l’une de ces réjouissantes journées mondiales dont elle a le secret. Après la tuberculose (24 mars) ou les hépatites (19 mai) et en attendant Alzheimer (21 septembre) ou le sida (1e décembre), l’organisation mondiale de la santé nous sensibilise au risque suicidaire.

 On découvre d’abord la statistique qui tue : il y a dans le monde 3000 suicides par jour, soit un toutes les trente secondes. Mais les disparités d’une région à l’autre sont énormes, et privilégient nettement les pays industrialisés.

   Petit panorama mondial du suicide

Pour résumer, arrivent en tête la Russie et les pays d’Europe centrale. La fin de l’URSS a bien entendu joué un rôle, mais la tradition suicidaire de pays tels l’Autriche ou la Hongrie date au moins du XIXe siècle. Beaucoup ont glosé sur le terreau romantique de la patrie de Sigmund Freud et son rôle dans l’émergence de la psychanalyse…

 Puis viennent les pays de l’Union Européenne. D’abord le nord, avec la Finlande et le Danemark, puis le Luxembourg, la Suisse, la Belgique et la France, dont les taux semblent proches de la Chine. L’hexagone est donc dans le peloton de tête, avec 12000 suicidés par an, pour 160000 tentatives – mais reste deux fois moins touchée que la Russie. Arrivent ensuite des pays comme l’Allemagne, le Japon… et les Etats-Unis, qui, s’ils se distinguent au niveau des homicides, sont environ 1,7 fois moins concernés par le suicide que les Français ! Bien en dessous il y a les pays méditerranéens et d’Amérique (centrale et du sud). Koweït, Mexique et Colombie sont les trois pays où l’on se suicide le moins.  

   Les affres de la solitude

Les facteurs explicatifs sont évidemment nombreux, et d’ordre climatique, économique, sociologique et religieux… sans oublier l’imprécision statistique due aux cas limites (accidents ou suicide ?) et à la dissimulation (à ce titre, les organisations sanitaires considèrent que le suicide est en France minoré d’environ 20%). 

Au niveau économique, la France connaît un pic de suicide en 76 (après les krachs pétroliers) et en 93 (récession). Quid de la crise actuelle ?

 La fameuse étude de Durkheim (1897) fait encore autorité aujourd’hui : si le suicide est rare dans les sociétés agraires traditionnelles, il se développe avec l’industrialisation. L’accélération du progrès amène la perte des repères et le risque de se retrouver isolé, ce que le sociologue nomme suicide anomique. Durkheim établit statistiquement que les célibataires et les sans-emploi sont les plus vulnérables, et que le suicide augmente avec l’âge.

  C’est le cas de la population française. Puis le taux décroît à partir de 43 ans pour reprendre de plus belle à 70. Embellie du quadragénaire qui se débarrasse de ses enfants ( à l’exception du phénomène Tanguy, en recrudescence…) et du conjoint de longue date ? Age idéal, celui du compromis entre l’expérience et la santé ? A 70 ans le taux de suicide remonte en flèche – à 95 il devient dix fois supérieur à celui du reste de la population.

 Le jeunisme tue

 Le problème du vieillissement devient d’autant plus cruel dans une société adepte de jeunisme. C’est par exemple l’un des grands thèmes de La possibilité d’une île. Dans son roman, Houellebecq décrit l’inhumanité des maisons de retraite ainsi que la superficialité des revues féminines qui participe du même phénomène, celui de l’émergence d’ « une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ou à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs. » Ma chronique du roman visible ICI.

 Le tableau devient somptueux pour peu qu’on y mêle des considérations démographiques. Car nous savons tous à quel point notre société est vieillissante. Dans l’Europe de 2050, les plus de 55 ans seront majoritaires – nous en serons. Quid des estimations du taux de suicide et de la presse féminine ? Assistera-t-on à une esthétisation progressive du matériel médical, qui deviendrait objet de mode à part entière (crachoir tendance, canne profilée, everstyl version glamour…) ? Aux attentats contre les défilés de modes traditionnels par des kamikazes en fauteuil roulant ?

  Des raisons d'espérer - des amis par milliers

 Mais gardons-nous d’une vision trop pessimiste. Une société de vieux a toutes les chances de redonner au vieux ses lettres de noblesse. Et puis le progrès est en route, scientifique, génétique et peut-être surtout… informatique. Car si l’isolement, on l’a compris, est une grande cause de suicide, l’émergence des réseaux sociaux tels myspace, facebook et autres twitter sonnera peut-être définitivement le glas de la solitude.

  Alors la prochaine fois que vous aurez une demande d’amitié d’un inconnu sur Myspace ou Facebook que vous serez tenté de refuser, dites-vous qu’il s’agit peut-être d’un solitaire, vieux ou non. L’accepter, lui faire partager les moindres détails de votre vie quotidienne (humeur,dernier film vu, heure d'achat du pain...) lui donnera l’impression d’être moins seul. Regarder vos photos de soirées alors qu'il est déprimé devant son ordinateur lui mettra sûrement du baume au cœur, un peu comme s’il avait été invité… non?

 Et que ceux qui peinent à créer leur réseau se rassurent, La société uSocial vous permet d’acheter des amis sur Facebook…

  Matthieu, Seb, mes amis toulousains et rouennais trop tôt disparus - une pensée pour vous.

   Saladin Sane

 

 

7 août 2009

Grand Guignol (2) Pétunia ou les vertus de l'inquiétante étrangeté

Suite de l’article consacré au festival de Grand Guignol donné cet été au Ciné 13 Théâtre de Montmartre…

 

 Pour peu qu’on voit les détraquées, il est bien difficile de ne pas enchaîner, inlassablement, les autres pièces, quitte à les voir plusieurs fois – c’est mon cas.

Dans la continuation du thème de la femme fatale, L’Atroce volupté met en scène Djana, ancienne danseuse de cabaret dont l’époux est mystérieusement paralysé.

Les préceptes médicaux - recourir à l’hypnose et donner du mouvement au malade – sont appliqués par l’épouse elle-même, qui s’adjoint l’aide d’un amant bientôt horrifié des « talents » de sa maîtresse… Joli rôle d’Elise Chieze en manipulatrice douce et perverse, face à un Frank Clément épatant en amant affolé, et qui sera tout aussi efficace en docteur Leduc.

Si les maris cocufiés sont parfois réduits à l’impuissance, tel n’est pas le cas du coiffeur de La loterie de la mort. Alors qu’on le croyait tué lors de son évasion de l’asile psychiatrique, le voici à « raser » gratis les amants de sa femme, bien aidé par un compagnon de cellule.

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Dans Le baiser de sang, le scalpel succède au rasoir. Le professeur Leduc inaugure la pièce d’une opération ratée, trépanation d’un réalisme saisissant. Puis surgit Joubert, qui le supplie de lui sectionner le pouce, dont il dit souffrir atrocement. Leduc, ne diagnostiquant aucune maladie, s’y refuse. Joubert souhaite donc s’en charger lui-même – mais va-t-il s’arrêter là ?  

Pour Henri, toute opération est inutile : vitriolé par sa maîtresse, sa seule consolation pourrait être de la faire condamner en justice. Mais il s’y refuse, laissant ses proches entre surprise et indignation. Sa maîtresse, à sa demande, vient lui rendre visite. Henri reste magnanime et dos au public, quand soudain… Le baiser dans la nuit ? Dans les rôles de Joubert ou d’Henri, Jonathan Frajenberg, tantôt vitriolé tantôt amputé, nous marque par sa présence. 

 

  Voilà déjà un bien beau programme. Mais Frédéric Jessua, fondateur de la compagnie Acte 6 et initiateur du festival, ne comptait pas s’arrêter là…  C’est à sa demande que Jean-François Mariotti, directeur de l'Héautontimorouménos ( !) va écrire et mettre en scène Gabegies Grand Guignol.

 

Tout en restant dans l’esprit de l’époque, Mariotti s’inspire de faits divers contemporains, d’où ce couple de lesbiennes qui part se réfugier dans une cabane : une femme enceinte et sa compagne, médecin génial et déjanté qui s’apprête à lui faire vivre un étrange accouchement. Mais cette dominatrice en blouse blanche aura fort à faire face à un serial-killer migraineux auquel vient de pousser un troisième œil. Sans compter une épidémie de grippe porcine aux effets inattendus. Chirurgie de fortune, vomissements et torture à la cuillère se succédent au milieu des hurlements… quand soudain m’apparaît Pétunia-la-porte-malheur. Le spectre de la pièce.  Je suis au premier rang. Elle s’avance en bord de scène, se tourne, lentement, vers la droite. Me fixe droit dans les yeux, avec insistance. Son regard ne cille pas pendant de longues secondes. Une sensation unique. Je suis abasourdi – le temps se fige, me voilà projeté chez  David Lynch, Edgar Poe ou l'inquiétante étrangeté que décrit si bien Freud. 


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                                Sophie Neveu - troublante Pétunia...

Après le spectacle mon côté analytique a repris le dessus et je me suis posé tout un tas de questions. Ce fameux regard était-il improvisé ? Qu’avait ressenti la comédienne à ce moment précis ? S’était-elle rendu compte de l’extraordinaire effet qu’elle avait produit ? Dans ce rôle de Pétunia, Sophie Neveu avait été extraordinaire et troublante. Quant à Cécile Pericone, en médecin déjanté, et Maxime Le Gall, qui cumule les rôles de prince du macabre et de serial killer, ils forment un couple effrayant, électrique, qui vous laissera sans voix.  

Vous rirez, souvent. Sursauterez sur vos sièges - très confortables, ils sont fait pour ça. Les âmes sensibles souffriront peut-être devant quelque amputation, cerveau qu’on charcute et visages que ravagent gangrène ou vitriol.  Les pièces, assez courtes, ont un rythme qui ne risque pas de vous lasser. Les comédiens sont géniaux, beaucoup d’entre eux m’ont donné envie de les suivre à l’avenir (et d’autres viendront en août). Bravo à eux !

Sur le site Les Trois Coups, consacré au théâtre, un blogueur interroge Frédéric Jessua : Pourquoi ressusciter ce grand-guignol ?

On aurait pu dire pourquoi ne pas l’avoir ressuscité plus tôt – ou plus souvent, car il y a eu d’autre essais.

Le metteur en scène répond qu’il s’agit de « retrouver une vraie proximité entre le spectateur et l’acteur ».

C’est également l’idée que développe Agnes Pierron dans Le Grand Guignol, une excellente anthologie aux éditions Robert Laffont :

« Au lieu de sortir ému, ébranlé par le spectacle, le spectateur d’aujourd’hui, dans le meilleur des cas, se dit « intéressé ». Le théâtre qui fonctionne encore, c’est « le théâtre des professeurs »… avec la mise en place de toutes sortes de béquilles : dossier pour les collectivités, dossiers de presse, dossiers programmes (…) C’est que le spectateur ne sait plus comment jouir (…) il aura compris quelque chose autour du spectacle ; mais à coup sûr il ne l’aura pas pénétré ; il sera passé à côté de ce qui en fait sa nécessité artistique et sa charge émotive »

Alors chers amateurs de théâtre partez à la rencontre des femmes fatales, chirurgiens déments et autres malades nerveux que hante la compagnie des spectres. Pénétrez pour un temps les arcanes des cervelles surchauffées. Et jouissez.       

  Saladin Sane

4 août 2009

Ca bute à Montmartre - le retour du Grand Guignol

Il se passe des choses étranges à Montmartre. Alors que d’innombrables touristes envahissent en ce moment même ce charmant XVIIIe arrondissement de Paris, une part croissante d’entre eux semble inexorablement attirée vers une obscure salle de l’avenue Junot. Les plus sensibles, mus par leur instinct, ressentent un je-ne-sais-quoi qui les persuade que  c’est là que ça se passe. Certains, informés par la presse ou le bouche à oreille, savent qu’en ces lieux il est des spectacles à ne pas manquer. D’autres encore, interloqués par ces comédiens en costumes d’aristocrates ou vêtus de blouses sanguinolentes qui les haranguent en pleine rue, sont comme aimantés vers le ciné 13 théâtre. Si les raisons de leur venue sont différentes, leur jugement est unanime : Le festival  ça bute à Montmartre  est un événement à ne pas manquer. Quelle réjouissante renaissance du Grand Guignol, genre théâtral aux extravagances érotico-médico-morbides jadis très en vogue et qu’une nouvelle génération de comédiens incarne avec brio.


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Première pièce, première claque : Les détraquées d’Olaf et Palau (1921).

La pièce se déroule dans le bureau de Mme de Challens, directrice d’un pensionnat pour filles. Il y règne une ambiance fébrile alors que l’on s’apprête au spectacle de fin d’année.

Le concierge apporte le courrier. Un tempérament bonhomme isolé parmi ces femmes dont les maladies nerveuses sont exacerbées par la chaleur.

Il se remémore le bal Louis XV de l’année précédente, spectacle de travestis qu’avait organisé Solange, le professeur de danse. Il y eu un drame. Une de ses élèves, à laquelle elle avait « fait des observations », fut retrouvée ensanglantée au fond d’un puits. Le concierge se réjouit, car au moins Solange ne sera plus des leurs cette fois.

Le professeur de cette année se fait attendre. La directrice, fébrile, est aux nouvelles. Fait fleurir la chambre qui doit l’accueillir. Un télégramme. Soulagement : il débarque du train de quatre heures.

Entre deux, une élève, Lucienne, supplie sa grand-mère de la retirer du pensionnat – mais reste muette une fois convoquée par la directrice, qui avouera plus tard sa fascination devant « une nature aussi passive, aussi malléable ».

Arrive le personnage central de la pièce. Mes mains se sont crispées sur le fauteuil. La femme, d’élégance sculpturale, tient une valise à la main. Robe noire et talons hauts. Chevelure brune en chignon. Regard vague dont les grands yeux accentuent encore l’inquiétante étrangeté. Erreur cher concierge... Solange est de retour. 

La tragédie est en route, qui précipitera l’arrivée d’un commissaire mollasson et d’un médecin hyper agité lui hurlant ses théories sur la perversion sexuelle et le danger des dortoirs.

Le duo, brillamment interprété par Julien Buchy et Laurent Papot, représente - en compagnie d’ Aurélien Osinski, convainquant en concierge un peu nigaud – le versant humoristique de la pièce.

Quant au côté sombre, il s’incarne à merveille chez tous les autres comédiens, parmi lesquels il faut rendre un hommage tout particulier à Dominique Massat. Tour à tour glaciale, agitée, shootée à la morphine, sadique, somnambule, nymphomane et pédophile frénétique, notre fameux professeur de danse est d’une justesse éblouissante à chaque apparition. On comprend mieux en constatant sur son CV un passé sulfureux, à fréquenter Genet ou le Rocky Horror Picture Show

Jouée pour la première fois en 1921 au théâtre des Deux-Masques, la pièce scandalise la critique. L’un de ses auteurs, Olaf, est en réalité un grand neurologue du nom de Joseph Babinski qui assiste à la première muni d’une barbe postiche.

Tout ceci attire la curiosité d’André Breton, pape du surréalisme, qui à son tour vient découvrir la pièce. Il fait l’apologie de ce « chef d’œuvre noir », et restera fasciné par la Solange de l’époque – une certaine Blanche Derval, « la plus admirable et sans doute la seule actrice de ce temps » (sic). Devenue son égérie, elle sera la source d’inspiration de Nadja, célèbre roman de Breton dont la conclusion assène :

« La beauté sera convulsive ou ne sera pas »…

 A suivre…

        Saladin Sane

10 mai 2009

slips, obésité et espionnage

Voici le troisième épisode de mon "week-end rose" parisien de janvier dernier. Après d'édifiantes découvertes sur les sous-vêtements masculins puis sur l'obésité, je rencontre un ex-espion des renseignements généraux.

17 janvier - Afin de me remettre de mon entrevue avec la porte de Technikart, je décide de rester dans le quartier Bastille, et achète Le Monde que je pars feuilleter dans un bar...


Petit intermède journalistique

 

« ¾ des acheteurs de sous-vêtements masculins sont… des femmes » lis-je. Mais les conjointes choisissent des modèles moins chers et sexy que ne le feraient les hommes s’ils achetaient eux-mêmes leurs sous-vêtements - elles se contentent souvent de modèles bas de gamme du supermarché. « Les françaises voudraient-elles empêcher leurs hommes d’être attractifs ? » s’interroge la journaliste. On apprend que « les hommes, quand ils s’intéressent à leurs dessous, se font plaisir, comme les filles avec la lingerie. » Et attention au style ! Car la mode est au « slip blanc ultraconventionnel », au « slip kangourou (…) jaune, vert, rose ou violet flashy », au « boxers (…) imprimés de fraises ou de lapins design ». Pauvre mâle des temps modernes, étouffé entre mémère et mode vulgaire, entre mec au look supérette et métrosexuel à lingerie coquette…


Mais il y avait plus grave que les dessus phalliques du mâle occidental : la malbouffe. Page 4 : « L’obésité, nouveau fléau des pays émergents ». J’apprends avec horreur que 20% des ados chinois des grandes villes sont obèses. Il faut dire que mon rapport à la culture chinoise est particulier, je connais bien la fabuleuse cuisine de l’Empire du milieu dont mon amie Yi – qui jamais n’aurait osé acheter mes sous-vêtements au supermarché – me régala durant les mois où nous étions ensemble. Nourriture somptueuse et équilibrée que j'aimais systématiquement - jusqu'à l'étonner parfois. En Chine, d’après Le Monde, près du quart de la population est en surpoids, adeptes qu’elle est des fast-foods. Spectacle triste que celui du clown Mac Do, distrayant les enfants pour mieux les préparer aux gesticulations plus aseptisées du personnel médical. A noter que Yi, apprenant plus tard ces statistiques par ma bouche, les trouvera fort exagérées.



J’interrompt ma lecture devant l’arrivée du café, accompagné d’une de ces amandes enrobées de chocolat qui complètent si bien le goût du petit noir.

Je poursuis l’article avec la « transition nutritionnelle » que connaissent tous les pays émergents lorsqu’ils accèdent à une nourriture plus riche et calorique, et qui s’accompagne toujours de grands problèmes d’obésité. En somme pour être svelte il fallait surtout éviter de sortir d’un milieu pauvre qui avait soudain accès à la nourriture trop riche des nouveaux riches. Il valait mieux rester pauvre… ou riche. Comment ne pas donner raison aux conservateurs?

 

Retour à la vie réelle

 

C’est alors que je capte des brides de conversation d’une table à ma droite. L’homme monopolise la parole : « fais attention (…) fichage (…) tu sais quand j’étais aux renseignements généraux… » adresse-t-il à la femme qui lui fait face. « Les renseignements généraux » - RG pour les intimes. Ancienne section policière réputée de l’espionnage français, officiellement chargée de prévenir les « atteintes à la sûreté de l’Etat ». Vu ma passion pour le sujet, je me concentre afin d’entendre mieux mais l’éloignement de la table me fait comprendre toutes les limites d’une banale oreille humaine.

En attendant d’investir dans un micro-espion, il me faut me rapprocher d’une manière ou d’une autre. Je repense à ce que me disait Xavier la veille, lorsqu’il m’évoquait son moyen de trouver l’inspiration pour ses nouvelles : taper la tchatche avec les inconnus dans les bars.

Alors je décide d’y aller au culot et je m’incruste… « Excusez-moi, vous allez me trouver très impoli mais je suis écrivain et je vous ai entendu évoquer un sujet qui me tiens beaucoup à cœur, l’espionnage et les renseignements généraux. Est-ce que je peux m’asseoir avec vous et peut-être avoir deux, trois anecdotes ? » Voilà, à la virgule près ou presque, comment j’aborde mes inconnus.


Surpris, l’homme acquiesce. Les deux se mettent à sourire et me mettent très à l’aise. La femme me demande sur quoi j’écris exactement. Je tends ma carte de visite, je dis que je bosse sur toutes sortes de sujets, j’en énumère quelques uns. « Ma carte est pas terrible et j’ai pas encore beaucoup d’articles mais… elle m’interrompt : « il ne faut jamais dire ça, VOUS DEVEZ VOUS VENDRE ET DIRE QUE VOUS ETES EXTRAORDINAIRE ! Et Saladin Sane, c’est votre nom ? » Je souris. « Non c’est une référence à David Bowie et à son personnage d’Aladdin Sane ». Elle évoque le talent du chanteur d’un ton élogieux - et son « ambiguïté sexuelle ». L’homme intervient et sort une anecdote croustillante qu’il vient d’apprendre sur Boy George, autre icône des années 80, qui a fait des siennes dernièrement : la star est en prison après avoir séquestré un escort-boy invité pour une séance de photo qui a rapidement tourné au menottage.      

 

Puis il me demande ce qui m’a amené à m’intéresser à l’espionnage. Je résume mon cheminement : guerre d’Irak, magouilles diplomatiques,  terrorisme, et, de fil en aiguille espionnage économique, industriel et militaire… Et je raconte cette histoire qui m’avait fascinée à l’époque, racontée par un ami toulousain. Un pote à lui, appelons le Pierre, rend service à un mec des renseignements généraux. Pour le remercier, ce dernier accepte de montrer à Pierre l’efficacité de cette police secrète. Il lui fournit donc un épais dossier qui résume TOUTE sa vie jusqu’aux détails les plus hallucinants : copains de l’école primaire, petites amies, sports pratiqués, notes, clubs fréquentés, détails familiaux, photographies…


Je demande donc à XX si cette histoire est crédible. Il me confirme que oui, et qu’au moment où il a été accepté aux RG (où il dit ne plus travailler) on lui a mis entre les mains son propre dossier, dont la profusion de détails l’avait estomaqué.

Mais ça ne signifie pas pour autant que chaque français est fiché jusque dans ses moindres faits et gestes. Je demande à XX si je serai automatiquement fiché quand j’évoquerai ces sujets qui me tiennent à coeur comme l’islamisme radical, le terrorisme ou certains détails des techniques d’espionnage. Il me répond que non, que cela dépend aussi de la notoriété qu’auront mes écrits. XX précise qu’on est fiché par son profil autant que par celui des personnes « sensibles » qu’on a pu fréquenter : militants extrémistes de droite ou de gauche - ou du centre quand j’ai appris depuis peu que Jean-François Kahn se définissait comme « révolutionnaire du centre »(!) - casiers judiciaires, etc. Les RG ne dressent pas de procès verbal, ils en restent à la collecte d’informations.

Et je me rappelle cette phrase surprenante et riche d’interprétation qu’il m’adresse : « Oh et puis moi vous savez j’aime trop la vie pour me sacrifier pour une cause… »


Les minutes passent. Je propose d’offrir un verre, mais la femme doit partir et XX la raccompagne. Il me demande si je suis souvent dans le coin. « Non, malheureusement, mais n’hésitez pas à me contacter par mail, etc. » Il s’approche alors et me lance « je vais vous donner un tuyau intéressant, à vous qui êtes prêt à collecter des infos dans les bars. Allez faire un tour du côté de la place Beauvau, près du ministère de l’intérieur. Métro Miromesnil. Les gens y boivent des coups et discutent d’affaires d’état en toute indiscrétion. C’est assez surprenant parfois… » Je remercie, enthousiaste, cet homme au renseignement généreux. XX et sa compagne me tendent la main, tout sourire, « à bientôt peut-être ».

Depuis 2008 les renseignements Généraux n’existent plus en tant que tels – fusionnant avec la DST pour former la colossale DCRI – direction centrale du renseignement intérieur. Gageons que les esthètes du fichage sauront y affiner leur art. Réforme qui paraissait bien nécessaire si l'on en croit ce reportage :


       

    A suivre...   

          Saladin Sane

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