Les têtes de l'emploi - sociologie de bureau
Les employés de bureau ont-ils la « tête de l’emploi » ? A quel point leur apparence et comportement s’uniformisent-t-ils sous la pression de l’entreprise ? Se reconnaissent-ils à travers les fictions télé telles The Office (2001) – perle d’humour british inaugurant la prolifération des séries consacrées à la vie de bureau - et Camera café et ses personnages caricaturaux de comptable binoclard-puceau-souffre-douleur ou de secrétaire (très) blonde ?
La réalité rattrape la fiction
Ainsi Corentin V., trentenaire, dix ans d’expérience en tant que commercial – actuellement dans une boîte parisienne de transactions électroniques d’une centaine d’employés :
« Caméra Café c’est réaliste ! Quand on décompresse entre collègues, on se lâche pas mal sur « les têtes de l’emploi » comme tu dis. Il y a beaucoup de remarques sur l’apparence : « la secrétaire bonasse » ou les physiques… particuliers. Par exemple deux mecs aux cheveux longs viennent d’arriver dans la boîte, hé bien ça a pas mal jasé ! C’est toujours dit derrière mais c’est pas méchant, même si les moches s’en prennent vraiment plein la gueule. Finalement c’est juste la continuité du collège »
Bonne illustration avec le type « fayot » : « Ce qui m’a le plus marqué c’est ce côté suce-boule flatteur de certains mecs, incroyables de zèle et d’ambition. Ils ont un look très travaillé, maniéré, en font des tonnes alors que je les imagine bien décompresser le dimanche, à bouffer des chips en calebute devant la télé ».
Un canon sinon rien
Pour René J., la cinquantaine et patron d’une petite filiale d’agro-alimentaire en région parisienne : « Avoir une jolie secrétaire est important, car nous faisons quand même un travail de représentation. Pour ce poste, j’ai viré tous les CV sans photos. » Et à part le cliché de la jolie secrétaire ? « Ça varie beaucoup en fonction de la taille de l’entreprise : les grosses boîtes formatent le plus. Les pires sont les américaines. Chez XX (marque de sodas), c’est l’extrême : les nanas sont des vrais mannequins, tout le monde est sapé au top, on leur apprend à sourire tout le temps. Ils sont formatés par des séminaires à n’en plus finir : j’appelle ça une secte »
-En France, La question de l’habillement a été ces dernières années la cause de plusieurs licenciements. Si la ségrégation sur critères physiques est l’une des 18 discriminations interdites par le code du travail, ce dernier précise néanmoins que l'employeur a le droit d'imposer des contraintes vestimentaires si celles-ci sont justifiées. La cour de cassation a ainsi dû régler plusieurs litiges, déboutant largement salariés en short ou jogging.
En revanche, le licenciement par une banque bretonne d’un employé punk dont la crête rose n’était pas du goût du patron a été jugé abusif, puisqu’il triait les chèques sans contact avec la clientèle – À l’inverse les commerciaux sont les premières victimes du diktat de l’apparence.
C'est grave docteur?
« Les gens s’imposent un masque pour être acceptés par le groupe. Le sujet est, comme l’évoque Deleuze, schizophrénique avant tout. Le corps s’adapte et se transforme en fonction des situations, voir par exemple l’homme caméléon dans le film « Zelig » de Woody Allen.
Selon Winnicott, le
soi se construit autour de deux axes, le vrai-self et le faux-self, qui,
lorsqu’ils sont dans des proportions raisonnables, facilitent la vie en
société. Le faux-self c’est grossièrement ce qu’on appelle la politesse. Tout
est question de mesure : un excès de politesse, un faux-self trop développé,
engendre des personnalités fausses, un déguisement excessif qui cache une
agressivité inexprimable, une difficulté à se sentir exister en tant que
sujet indépendamment du regard de l’autre. Tout ceci peut conduire, à terme, à
des troubles somatiques ou psychiatriques, notamment parce que l’identité de
surface ainsi créée ne peut pas tenir indéfiniment. La défense, fragile et
superficielle, finit par lâcher. »
Conclusion : matérialisme et infantilisation
La multiplication des procès laisse-t-elle espérer davantage de liberté dans les entreprises ou faut-il imaginer des employés de plus en plus contraints par les codes sociaux esthétiques ?
Voir l’employé en simple victime de l’entreprise serait simpliste ; ce
n’est pour moi que l’autre nom d’un fléau bien plus préoccupant, et typique de
la société moderne :
A venir : l'interview intégrale de Clémence Verley
Saladin Sane