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Saladin Sane
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2 avril 2009

Houellebecq : de la possiblité d'une île... et d'un arbre?

La possibilité d'une île se déroule selon deux narrateurs, qui se succèdent d’un chapitre à l’autre : Daniel1, comique à sketches reconnu, et Daniel24, son lointain descendant, son clone, fruit des progrès de la science qui est parvenu, au court du 3e millénaire, à assurer l’immortalité grâce aux progrès couplés de la génétique et du transfert moléculaire de la personnalité.

La carrière de Daniel1 aurait pu lui offrir le bonheur qu’on imagine chez les stars-riches-et-célèbres, et effacer les souvenirs d’une jeunesse ingrate et complexée : « avec mon physique ordinaire et mon tempérament introverti, j’avais très peu de chance d’être, d’entrée de jeu, le roi de la fête. Je travaillais, donc, à défaut d’autre chose ; et ma revanche je l’avais eue ». Mais malgré son succès, Daniel supporte de
moins en moins le rire contemporain, qui pour lui est une manifestation dépassant le simple égoïsme animal pour atteindre « le stade infernal et suprême de la cruauté ». Bien qu’ayant un grand succès avec des oeuvres telles « On préfère les partouzeuses palestiniennes » ou « Broute-moi la chatte mon gros colon juif », Daniel1 s’enfonce dans « cette fameuse, cette atroce tristesse des comiques ».

Une raison en est que les rouages de l’humour populaire lui sont devenus trop évidents : détruire la morale traditionnelle pour s’aligner sur « l’exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l’occident pour le cynisme et pour le mal ».
Daniel n’a d’ailleurs aucune illusion sur la valeur de son « art » : « aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l’habileté d’un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre » - et Daniel d’enchaîner sur les plaquettes de Xanax.

Une autre raison de son spleen est à chercher dans son difficile rapport aux femmes. Pendant des années, Daniel1 se contente de liaisons médiocres avec des maîtresses vieillissantes issues de son cercle d’admiratrices.
Il franchit une étape avec Isabelle, ravissante rédactrice en chef de Lolita - revue pour adolescentes… dont l’âge moyen des lectrices est de 28 ans. La lucidité d’Isabelle sur son propre travail est sans concession : « ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ou à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs. »

Elle ressent d’autant plus cette évolution qu’elle est au cœur du système, et, qu’aux abords de la quarantaine, elle ressent de manière exacerbée les effets du vieillissement – obsession aux conséquences dramatiquespour sa libido – au grand dam de Daniel pour qui « quand l’amour physique disparaît, tout disparaît ; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l’amour physique, je ne me faisais guère d’illusion. Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. En résumé, j’étais dans un beau merdier »

L’arrivée du chien Fox est l’ultime consolation de ce couple en voie de désintégration – Le chien est d’ailleurs l’un des grands thèmes de l’œuvre, présenté comme le compagnon idéal en raison de son ego limité et de son amour inconditionnel. Lorsqu’ Isabelle et Daniel se séparent, Fox est d’ailleurs l’objet de toutes les attentions et devient cet authentique enfant pour lequel ses parents consentent à regret une garde partagée.

Mais il est une autre consolation que Daniel trouve bientôt dans les bras d’Esther, jeune blonde sublime à la sexualité épanouie – qui par bien des côtés n’est pas sans rappeler le rôle de Louise Bourgoin dans la fille de Monaco.  Dès la première rencontre, c’est le choc à la découverte de cette actrice de 22 ans (il en a 47) jean serré taille basse top rose moulant - envers laquelle Daniel se sent rapidement pris au piège. Esther c’est un naturel déconcertant, une séduction sans forcer, présente dans ses moindres gestes et regards, dans sa manière d’humecter ses lèvres, de replacer ses cheveux, de mouvoir ses jambes ou son cul. Alors vient bientôt le coup classique du téléphone – l’attente fébrile du message puis les appels à répétition sans succès,  bien que Daniel n’ait jamais été dupe, puisque déclarant dès le début : « la seule chance de survie, lorsqu’on est sincèrement épris, consiste à dissimuler à la femme qu’on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement.
Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l’homme !... Il ne m’était cependant jamais venu à l’idée de contester cette loi, ni d’envisager de m’y soustraire : l’amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l’autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l’amour »


Mais avec cette torture alterne ces fabuleuses orgies des corps, ce plaisir immense dont Daniel n’avait jamais rien connu d’approchant :
« J’étais envahi par une ivresse extraordinaire, j’avais l’impression d’être un garçon de son âge, et je marchais plus vite, je respirais profondément, je me tenais droit, je parlais fort. »


C’est parallèlement à cette aventure que Daniel1 découvre la secte Elohimitepour laquelle Houellebecq s’inspire largement des raëliens, qui avaient fait grand bruit il y a quelques années par leur projet de clonage humain. Cette secte vénère les Elohim, extraterrestres fondateurs de l’humanité, qu’ils reviendront visiter un jour prochain. En attendant, les fidèles se doivent le leur construire une ambassade high-tech sous l’œil bienveillant du Prophète, sexagénaire vigoureux dont l’impressionnante jeunesse s’entretient des mœurs libertines que lui permet un harem continuellement alimenté d’élohimites dont la féminité n’a d’égale que la ferveur – ce qui ne sera pas sans causer quelque jalousie violente… La foi de la secte est dans l’accession à l’immortalité – pas celle des artistes en quête de postérité ni des religions traditionnelles mais celle d’ici-bas. Et on se doute avant terme qu’ils finiront par réussir, comme en témoigne la narration de Daniel24.


Daniel24 est donc le 23e clone de Daniel1. Il connaît la vie de son lointain ancêtre, car l’un des enseignements de la Sœur Suprême stipule que la lecture de l’autobiographie des élohimites des premières générations est utile pour consolider sa foi – D’où l’intéressant parallèle entre ces « récits de vie » et les Evangiles catholiques.

Pour Daniel24 le décalage est complet, car les néo-humains ne sont pas seulement des clones de leur ancêtre : leur physiologie a été modifiée, leur peau par exemple, loin de celle des humains « glabre, mal
irriguée » qui « ressentait affreusement le vide des caresses ».
Daniel24 et ses congénères sont également incapables de rire ou de pleurer au cours de leur « vie calme et sans joie », vie solitaire où le contact social ne passe plus que par des serveurs informatiques... que préfigurent nos actuels Myspace et autres Meetic ?

Mais quelque chose cloche, et certains néo-humains ressentent un manque que vient parfois exhaler la lecture des récits de vie, même si Daniel24 bénéficie de l’amour qu’il porte… à son chien Fox : « J’envisagerais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant. »

Vous reste donc à lire la suite des aventures enchevêtrées de Daniel1 et Daniel24 – espérant avoir motivé certains d’entre vous... mais peut-être faut-il pour cela n’avoir pas subi l’influence de quelques critiques – pas toujours tendres à l’égard de Houellebecq.

-Il y a ceux qui l’accusent de racisme. Il est vrai qu’en 2001 Houellebecq déclare que l’Islam est la religion la plus con (idée sur laquelle il est revenu depuis) et que les Arabes ne sont pas souvent à leur avantage dans son œuvre (spécialement dans Plateforme). Mais malgré la déception que j’éprouvais à l’époque l’idée ne m’était jamais venue de lui dénier son statut de grand écrivain. Parmi les plus grands qu’il m’avait été donné de lire il y avait quand même Céline, Bernanos, Huysmans, et j’en passe, qui n’avaient pas été avare en matière de racisme à l’égard des « nègres » ou des juifs. L’écrivain doit-il a ce point se dédouaner des préjugés de son époque ? Interdisez les allusions racistes, misogynes ou pédophiles de la littérature et il ne restera guère plus que des étalages de romans de gare et autres Marc Levy...


-Cette idée rejoint l’aberration selon laquelle l’auteur devrait répondre de chacun de ses personnages : le problème n’est alors même plus d’être immoral mais d’oser mettre en scène des personnages qui le
sont…

-Il y a ceux qui critiquent le style de Houellebecq. Il est vrai que certains des poèmes qu’il fait dire à ses personnages sont plus dignes d’une poésie de comptoir que de ce Baudelaire qu’il chérit tant. Et que son
style général est souvent banal. Il reste à nos puristes de la langue à se replonger dans leurs classiques, ou dans un contemporain tel Nabe, ou d’autres que je n’ai pas l’honneur de connaître. Mais réduire la littérature au style, n’est-ce pas se condamner à surtout lire… de la poésie ?

-Il y a enfin ceux qui trouvent Houellebecq malsain. Qui s’attendent peut-être à ce que la littérature se contente de happy-end et se dispense de ces fichus anti-héros. C’est aussi ce qu’on reproche à Houellebecq, que d’avoir appuyé, dès le début de sa carrière, là où beaucoup ont mal :
sur les hématomes du mâle occidental timide et frustré, peu épanoui dans sa vie professionnelle et surtout amoureuse. Un frustré du cul tendant vers la misanthropie et la haine ordinaire : là où Houellebecq horripile ses détracteurs, ce n’est pas tant par sa platitude morpho-syntaxique que par sa manière de dévoiler les aspects les plus glauques de la compétition sexuelle des temps modernes.

Ne pouvait-on pas plutôt sincèrement s’émouvoir de l’infinie souffrance du héros houellebecquien ? Lui offrir nos tristesses ou nos pleurs au même titre qu’aux héros romantiques ?

Ce personnage était aussi l’occasion d’une réflexion stimulante sur ce personnage si réaliste et emblématique des tares d’une société où se juxtaposent misère sexuelle et absence d’idéal -  et de reconnaître à Houellebecq ce statut d’ « observateur Balzacien medium light » que son personnage de Daniel1 revendique dans la possibilité d’une île.

Œuvre miroir donc. Mais certains peut-être se retrouveront un peu trop dans la description du frustré sexuel dénué de toute transcendance.
Quand ce genre de miroir devient trop net, la tentation devient grande de le briser. Et un philosophe comme Onfray de brandir le marteau – se croyant digne de son idole allemande, Nietzsche, qui voulait « philosopher à coups de marteau » (voir le crépuscule des idoles). Mais si l’élève n’a pas le talent du maître, il a le verbe acerbe et mesquin, déterminé qu’il est à laver l’affront – car Houellebecq ne lui épargne pas le ridicule lors de la scénette qu’il lui consacre dans la possibilité d’une île.

Dans un article paru dans Lire de septembre 2005, Michel Onfray, outre les poncifs précédemment cités qu’il reproche à l’oeuvre (racisme, poésie médiocre, misogynie…) – affligeants dans la bouche d’un intellectuel prétendant commenter les lettres alors qu’il s’égare dans de médiocres considérations où la psychologie de comptoir le partage au politiquement correct - croit y déceler « la haine de l’amour », « le nihilisme », ainsi qu’une apologie de l’économie de marché ! Si d’aucuns pensent qu’il y a autant d’œuvres que de lecteurs, que chacun fait dire au roman ce qu’il veut, alors quelle plus belle démonstration !

Mais il n’est pas interdit d’y voir une malhonnêteté intellectuelle plus que flagrante - l’admiration que je porte à notre philosophe de l’hédonisme, fondateur d’une université populaire, et superbe orateur d’amphithéâtres et de plateaux télés m’interdisant d’y voir de la bêtise.

Pour finir, Onfray accuse Houellebecq d’ « illustrer et d’incarner le cynisme vulgaire du moment ; il prend la maladie pour un remède, de facto, il empoisonne. Et nombreuses sont les petites santés qui s'extasient. »

Que la possibilité d’une île soit pour certains un poison, nous en avons déjà parlé – il est vrai que la prose houellebecquienne doit en déprimer plus d’un. Les psychologues nous évoqueraient sûrement les thèmes du
refoulement et du tabou.  Mais Onfray rajoute une condescendance pseudo-médicale à l’égard de ceux qui auraient le mauvais goût d’apprécier et qu’il nomme « ces petites santés qui s’extasient » -
Or la confrontation à la réalité sociale – notamment par la littérature – est un moyen de prendre conscience de problèmes qu’on refuse souvent de regarder en face : c’est ce qu’on appelle en psychologie le fameux « retour du refoulé », premier pas vers l’atténuation de la névrose. En ce sens, la maladie que présente Houellebecq serait un remède plutôt qu’un poison. Poison et remède ne sont d’ailleurs pas antinomiques : les médicaments souvent guérissent (remèdes) tout en ayant des effets secondaires (poison) – le cas le plus emblématique étant celui du vaccin. Tout est donc question d’individu et de dosage – ma posologie personnelle étant actuellement de quelques pages matin et soir, après les repas. Demandez conseils à votre littérateur traitant – mais dispensez-vous d’Onfray, homéopathe fanatique. Et faut-il faire injure à
Onfray et lui rappeler la sublime métaphore que Nietzsche consacre au sujet ?

« Mettez à l’épreuve la vie des meilleurs et des plus féconds des hommes et des peuples, et demandez-vous si un arbre qui doit  prendre fièrement de la hauteur peut se dispenser du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance extérieure, si toutes les espèces de haine, de jalousie, d’obstination, de défiance, de dureté, d’avidité et de violence ne font pas partie des conditions propices sans lesquelles une forte croissance n’est guère possible même dans la vertu ? Le poison dont meurt la nature plus faible est pour le fort fortifiant – et il ne le qualifie pas non plus de poison. »

Le Gai Savoir - 19   

De la possibilité d’une île à celle d’un arbre…

              Saladin Sane

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Commentaires
A
Je ne peux m'empêcher de conseiller la lecture du 1er chapitre du bouquin récent d'Héléna Marienské : Le Degré Suprême de la Tendresse (Livre de Poche): la lecture de ce pastiche de Houellebecq m'a fait rire aux éclats sur la plage !
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